Le représentant de commerce Franc Rutar était un lecteur avide. Même si souvent, devant ses yeux fatigués, les chiffres et les lettres dansaient, il ne pouvait s'empêcher de dévorer chaque mot et chaque lettre qui se présentaient dans son champ de vision. Il faisait partie de ces lecteurs qui, dans une salle d'attente ou un autobus, n'importe où, lisent les journaux et les livres qui ne sont pas les leurs. Il ne pouvait s'empêcher de parcourir la dernière page du journal que quelqu'un d'autre avait entre les mains. Beaucoup font cela par paresse ou avarice, certains aussi par une sorte d'instinct de vol: ils lisent par-dessus l'épaule du propriétaire et comme ils savent que cela gêne la lecture de celui-ci, ils réussissent toujours à déplacer leur regard au bon moment et à contempler le paysage ou le bout de leurs chaussures avant d'être pris sur le fait. Il ne vient jamais à l'idée de la plupart de ces lecteurs qu'au fond, leurs yeux dérobent ainsi ce qui qui appartient à l'autre, caractère par caractère, comme des parties d'un corps de femme ou comme du pain sur la table. Franc Rutar ne pouvait se plaindre de manquer de lecture, que ce soit sur le commerce extérieur ou tout autre sujet, cependant, la lecture des journaux et des livres que d'autres avaient en main était devenue une passion insatiable. Ce faisant, il mettait chaque fois à l'épreuve son intelligence rigoureuse, Franc Rutar étant un homme à l'esprit minutieux et à la mémoire indéfectible. En un instant, il incluait les titres dansants et les fragments des feuilles de journaux dans des ensembles de sens, jamais il ne mélangeait une information sportive à une information politique. Quiconque a de l'ordre dans la tête comprend aussi l'ordre du monde et ne peut commettre de fautes.
Où peut mener la passion de la lecture, en particulier de la lecture volée aux autres... c'est ce qu'on apprend dans cette nouvelle de Drago Jancar, qui met à mal l'ordre du monde de son personnage - l'une des fonctions de l'écriture? Faut-il également lire de cette manière l'étonnant titre de la nouvelle, Ultima creatura?
Difficile de parler de ce recueil de dix nouvelles, plein d'interrogations sur ces mystères que resteront à jamais la vie et la mort, sur le tragique et l'absurde, qui n'est jamais loin... Chaque nouvelle est différente mais pour toutes, l'écriture est superbe autant que la réflexion subtile. Chacune d'elles nous renvoie à nos interrogations profondes... un petit livre à savourer tranquillement, quand le moment s'y prête.
"Ultima creatura"
L'élève de Joyce
L'esprit des péninsules, 2003
Illustration de couverture: Michael Farrell, Portrait de James Joyce
Illustration de couverture: Michael Farrell, Portrait de James Joyce
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