(...) à trente ans, j'écrivais, je lisais, déchirant méthodiquement ce que j'écrivais. Je n'avais pas publié un seul mot (mis à part quelques critiques). J'étais au désespoir. C'est peut-être à cet âge qu'on est le plus écrivain. Et on ne peut pas écrire - non par incompétence, mais parce que l'objet de l'écriture est trop proche et trop vaste. Je crois qu'il faut le distancier avant de pouvoir prendre la plume. C'est en tout cas la tâche que je me suis assignée à 20 ans, comme à 30 ou 40 et comme, j'en suis sûre, ce sera le cas plus tard à 50, 60 ou 70 ans: dans mon cas personnel, elle n'a rien de particulièrement noble ou d'héroïque puisque je n'ai de penchant que pour l'écriture; mais elle devient l'objet de mon adoration quand je rencontre quelqu'un capable de réaliser ne serait-ce qu'une page ou un paragraphe; car il n'y a pas plus de professeurs que de saints, de prophètes ou de bonnes âmes, il n'y a - comme vous le dites - que des artistes. Cette dernière phrase est totalement incompréhensible. Pour tout dire, je viens d'épuiser mes ressources pour ce qui est d'écrire. J'ai tant de choses à dire; mais elles se tapissent sous leurs couvertures et il ne me reste plus qu'à regarder le feu, feuilleter un livre afin de me rafraîchir les idées et de pouvoir à nouveau les communiquer.
Quand Virginia Woolf écrit ces mots, elle a 40 ans et, contrairement à ce qu'elle dit dans cette lettre à Gérald Brenan, elle a commencé à publier - mais on est en 1922 et ses œuvres principales n'ont pas encore vu le jour. Et contrairement - là encore - à ce qu'elle dit cinq phrases plus loin, elle n'aura plus à se morigéner à 70 ans, s'étant donné la mort à 59 ans deux mois et trois jours - zone dangereuse pour les femmes qui prétendent écrire...
Comme souvent, lire la correspondance d'un écrivain qu'on aime est passionnant. On découvre dans ces lettres quelle relation l'auteur entretient avec son écriture, ce qu'elle souhaite essayer de mettre en mots - ou bien son absence d'intention... Dans cet extrait, il apparaît que Virginia Woolf semble ne pas croire qu'on puisse "apprendre" l'écriture (il n'y a que des artistes), interprétation qui mettrait en cause l'idée, parfois défendue, qu'il existe en la matière une école anglo-saxonne, prônant l'apprentissage de l'écriture, et une école franco-française, ne valorisant que le "talent"... Une telle interprétation serait cependant un peu rapide: quelle que soit la manière dont on doit comprendre ce passage, une chose est certaine, dans d'autres lettres, il est question de travail, et même de beaucoup de travail (comme en 1936, par exemple, sur le manuscrit des Années).
On lit également dans ces lettres les réactions de l'écrivain aux encouragements, ou - plus touchant encore - aux compliments. On entrevoit son entourage - le groupe Bloomsbury et la suite, les activités de la Hogarth Press... les personnes qu'elle a aimées, de près ou de loin. On apprend ce qu'elle pense des écrivains de son temps: Proust, qu'elle met au dessus de tout, Katherine Mansfield, dont elle a du mal à décider quoi penser... et d'autres encore. La dernière lettre est évidemment poignante. Très beau recueil, au très beau titre, on ne peut plus adapté.
Virginia Woolf
Ce que je suis en réalité demeure inconnu
Lettres (1901-1941)
Editions du Seuil, 1993 - Points, 2010
Virginia Woolf procrastinait-elle en regardant le feu ?... Se sentait-elle "coupable" de ne pas travailler ?
RépondreSupprimerJe me demande si ce n'est pas tout le paradoxe des écrivants: ils peuvent procrastiner en donnant aux autres l'impression d'être (et en étant) des hommes et des femmes d'action, seuls à savoir qu'ils ne font que se perdre dans le "faire"... Il me semble qu'elle parle de regarder le feu comme d'une manière de se ressourcer et de revenir à l'écriture alors que tout ce qui concerne le fonctionnement de la maison d'édition est décrit par elle comme une somme de corvées infernale, de même que certaines de ses corvées domestiques et sorties mondaines, pourtant nécessaires... La procrastination est-elle toujours là où on la croit...?
RépondreSupprimer"se perdre dans le "faire"", bien trouvé !
RépondreSupprimerC'est très souvent au moment où l'on a abandonné que la solution recherchée (un point de vue, une avancée narrative, etc.) surgit et est radicalement différente de la direction explorée...
j aime beaucoup les correspondances d écrivains, et relis régulièrement en particulier, Herman Hesse-Thomas Mann, et Stevenson-James... toujours inspirant. Merci pour ce passage...
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