Les premières journées d'avril sont une bénédiction à Toronto. Une petite vieille, minuscule dans son manteau de lainage bleu, recevait le soleil au bout d'un banc sous un grand chêne décharné.
Une tache de couleur vive dans les bruns délavés de fin d'hiver, c'est ce qui avait d'abord retenu l'attention de la photographe.
Il y avait le bleu profond du manteau, le rose magenta du béret, les boucles blanches qui s'en échappaient, un blanc éclatant, et sur le pourtour du béret ainsi qu'au centre, une broderie de perles argentées qui s'agitaient au soleil. Aux pieds de la dame, un grand sac de toile à motifs mauresques et, à gauche sur le banc, un carré de coton jaune quadrillé de rouge sur lequel étaient disposées des boulettes de mie de pain qu'elle distribuait aux oiseaux.
La photographe avait pris place à l'autre bout du banc et l'avait observée discrètement.
Elle était très vieille, ratatinée jusqu'à l'os, et il y avait quelque chose en suspens en elle, comme si elle était portée par une infinité de pensées qui se répandaient dans l'air pendant qu'elle nourrissait ses pigeons. Elle agissait avec méthode et lenteur. Quand son carré de coton était vide, elle allait puiser dans son sac un quignon de pain dont elle retirait la mie et façonnait ensuite les boulettes qu'elle disposait en rangs serrés sur le carré de coton.
La photographe n'avait pas osé la prendre en photo. Elle aurait dû. Il y avait une lumière rose qui pétillait au coin de ses yeux.
Elle ne se souvenait pas comment elle avait engagé la conversation ni comment elles étaient venues à parler des Grands Feux.
La petite vieille était une survivante du Grand Feu de Matheson. Elle lui avait parlé d'un ciel noir comme la nuit et des oiseaux qui tombaient comme des mouches.
Il pleuvait des oiseaux, lui avait-elle dit. Quand le vent s'est levé et qu'il a couvert le ciel d'un dôme de fumée noire, l'air s'est raréfié, c'était irrespirable de chaleur et de fumée, autant pour nous que pour les oiseaux et ils tombaient en pluie à nos pieds.
C'est sur cette période qu'a décidé d'enquêter une photographe, au moment où les survivants, de moins en moins nombreux, sont devenus très âgés. Son reportage la mène sur les routes et la conduit à faire la connaissance de vieillards qui ne sont pas ceux qu'elle cherchait. Intruse dans un univers qu'ils se sont fabriqué, elle peine à se faire accepter, mais y ayant réussi, fait des découvertes qui vont bien au-delà de son reportage. Charlie et Tom, les compagnons de Ted (était-ce bien Ted?), celui qu'elle cherchait et qui ne sera pas au rendez-vous, Marie-Desneige, sans parler de Bruno et Steve, tout un petit monde à la lisière du monde...
Les vieillards de cette histoire ont fait de la mort une compagne qui ne les effraie plus, est-ce pour cela qu'ils se révèlent capables de saisir l'opportunité d'une vie supplémentaire à chaque fois qu'elle se présente?
A la différence des deux romans précédents, également formidables, chacun à sa manière, Jocelyne Saucier ne nous offre pas cette fois une histoire de famille - quoique... mais un très beau récit, très tonique, tout en images, plein de superbes descriptions - l'histoire démarre avec la quête d'une photographe - qu'il s'agisse de l'amour, de l'amitié, des corps vieillissants, diaphanes ou charpentés, des regards perdus et des mots qu'on économise, ou encore de l'humus, de la flore et des ciels des forêts canadiennes...
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