Il était onze heures du soir. Cette harangue s'éternisait depuis trois heures, et l'on avait passé en revue chacun de mes échecs. Ma mère finit par demander, avec une sobriété glaciale: "Pourquoi as-tu écrit ce livre?"
Je n'en savais rien. Je marmonnai une idiotie quelconque, sur notre proximité en tant que famille, sur tout ce que nous avions traversé, avec mon frère, sur mon intention de réparer la douleur. Je voulais te fabriquer une rivière de diamants, voilà ce que j'avais envie de répondre. Je voulais te construire un bateau. Je fis remarquer que le livre finissait bien et qu'ils n'avaient pas vu cette fin heureuse, cette conclusion qui réparait tout, dans laquelle nous étions tous parfaits et parfaitement heureux. Je ne sais pas si c'était vrai, mais je le dis quand même. Ma mère répliqua qu'elle ne lirait pas un mot de plus de cette ignominie.
"J'ai toujours été heureuse, ajouta-t-elle. Je ne le serai plus jamais."
Je dis que j'avais écrit ce livre car les enfants avaient besoin d'accomplir quelque chose, de se mettre debout par leurs propres moyens, de couper les liens qui les attachaient de manière étouffante à des parents qu'ils aimaient.
"Je vais te dire pourquoi tu as écrit ce livre, riposta ma mère. Tu l'as écrit parce que tu es mauvais. Tu es né mauvais. Tu es mauvais aujourd'hui. Tu mourras mauvais." Puis elle se remit debout en vacillant et monta se coucher.
Le livre ne sera finalement écrit et publié qu'après la mort des parents et c'est nous qui encaisserons le choc. D'autant que l'adulte qui a perdu ses parents a fini de rêver d'une conclusion qui répare tout... ce rêve d'enfant qui fournit la fabrique d'écrivains...
L'enfant à qui on a dit un jour "il arrivera des choses terribles" est devenu un adulte à qui, en effet, il est arrivé des choses terribles. Pourtant il a grandi au milieu des rires et de la gaieté des années 50, portant un regard émerveillé sur une mère qui faisait tourner sa robe devant ses enfants avant de sortir le soir, un père dont l'esprit séduisait tout le monde, une maison toujours pleine de monde... Ce n'est pas d'avoir quelques dettes ici ou là qui rend malheureux, surtout quand on a une mère qui sait traiter le problème avec élégance. Non, les dettes n'ont jamais fait de personne un monstre. L'alcool si, parfois. Et il a pu rendre ce livre nécessaire. Et fait de son auteur un écrivain, puisque ses deux autres livres, de fiction, ont été primés.
éditions Anne Carrière, Paris 2010, Pocket 2012
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