J'ai vécu une enfance heureuse.
Un dimanche après-midi ma mère surgit dans notre chambre où mon frère et moi jouons chacun dans notre coin: "Les enfants, est-ce que je vous aime?" Sa voix est intense, ses narines fantastiques. Mon frère répond sans ambiguïté. J'hésite à me lancer du haut de mes sept ans. J'ai conscience de l'occasion et, en même temps, je redoute la suite. Je finis par murmurer: "Peut-être que tu nous aimes un peu trop." Ma mère me regarde avec épouvante. Elle reste un instant désemparée, se dirige vers la fenêtre, l'ouvre avec violence et veut se jeter du cinquième étage. Alerté par le bruit, mon père la rattrape sur le balcon alors qu'elle a déjà passé une jambe dans le vide. Ma mère hurle et se débat. Ses cris résonnent dans la cour. Mon père la tire sans ménagement en arrière et la ramène sans ménagement en arrière à l'intérieur de la pièce. Dans la lutte, la tête de ma mère heurte le mur et ça fait klong. Visible sur le mur, une petite tache de sang témoigna longtemps de cette scène. Un jour, je dessine au feutre noir des cercles autour et m'en sers de cible pour jouer aux flèchettes; lorsque je mets dans le mille, j'imagine retrouver un bref instant la faculté de parler sans crainte.
A chacun sa définition d'une enfance heureuse...
Est-ce pour parler sans crainte que Grégoire Bouillier a commencé à écrire?
Dans ce livre-rapport sur lui, qu'on ne cherchera pas à positionner en termes d'autofiction ou d'autobiographie, il rend compte d'une trajectoire personnelle sinueuse, dont il ne comprend le sens qu'en la relisant à la lumière de l'histoire familiale, des évènements de sa petite enfance - voire de sa conception - et... de la découverte de L'Odyssée: le miracle dont il avait besoin, le livre qui le déchiffrait...
Une nuit entière, mes mains avaient tenu la carte du temps et, désormais, je pouvais y situer mon errance et me repérer dans le monde. J'ignorais quelle boussole guidait les autres dans la vie et s'ils s'orientaient vraiment par rapport à l'argent ou à je ne sais quoi d'aussi froid et impersonnel, mais cela ne me concernait plus.
Peu importait que j'eusse tort ou raison, ce n'était pas la question. J'avais raison. Il existait une dimension mythologique des êtres et des situations et elle donnait à la réalité une envergure qui lui est refusée d'ordinaire. Alors que je ne trouvais plus aucun sens à mon existence, L'Odyssée donnait avantageusement à tout ce que je vivais un sens homérique. Le livre m'enseignait la vie sous un angle inédit. Sur mes désarrois il posait d'antiques scellés. Ils tiennent encore.
Difficile de savoir s'il est plus facile d'écrire quand on se découvre le destin d'Ulysse... En tout cas L'Odyssée dessine soudain une trame qui relie les multiples anecdotes, racontées comme des brèves journalistiques - l'auteur a exercé ce métier, entre autres - et se faisant écho à de nombreuses reprises. Le tableau impressionniste devient une fresque...
Quoi qu'il en soit, il y a indéniablement chez cet auteur une capacité à lire dans les évènements au delà du visible immédiat, ce qui lui permet d'établir des liens et de raconter de véritables histoires. L'évènement fondateur de sa vie d'écrivain s'est-il produit quand il avait neuf ans?
Est-ce pour parler sans crainte que Grégoire Bouillier a commencé à écrire?
Dans ce livre-rapport sur lui, qu'on ne cherchera pas à positionner en termes d'autofiction ou d'autobiographie, il rend compte d'une trajectoire personnelle sinueuse, dont il ne comprend le sens qu'en la relisant à la lumière de l'histoire familiale, des évènements de sa petite enfance - voire de sa conception - et... de la découverte de L'Odyssée: le miracle dont il avait besoin, le livre qui le déchiffrait...
Une nuit entière, mes mains avaient tenu la carte du temps et, désormais, je pouvais y situer mon errance et me repérer dans le monde. J'ignorais quelle boussole guidait les autres dans la vie et s'ils s'orientaient vraiment par rapport à l'argent ou à je ne sais quoi d'aussi froid et impersonnel, mais cela ne me concernait plus.
Peu importait que j'eusse tort ou raison, ce n'était pas la question. J'avais raison. Il existait une dimension mythologique des êtres et des situations et elle donnait à la réalité une envergure qui lui est refusée d'ordinaire. Alors que je ne trouvais plus aucun sens à mon existence, L'Odyssée donnait avantageusement à tout ce que je vivais un sens homérique. Le livre m'enseignait la vie sous un angle inédit. Sur mes désarrois il posait d'antiques scellés. Ils tiennent encore.
Difficile de savoir s'il est plus facile d'écrire quand on se découvre le destin d'Ulysse... En tout cas L'Odyssée dessine soudain une trame qui relie les multiples anecdotes, racontées comme des brèves journalistiques - l'auteur a exercé ce métier, entre autres - et se faisant écho à de nombreuses reprises. Le tableau impressionniste devient une fresque...
Quoi qu'il en soit, il y a indéniablement chez cet auteur une capacité à lire dans les évènements au delà du visible immédiat, ce qui lui permet d'établir des liens et de raconter de véritables histoires. L'évènement fondateur de sa vie d'écrivain s'est-il produit quand il avait neuf ans?
Depuis ce dimanche de 1969, les aléas du moi me sont toujours apparus piteux. Et plus encore chez les autres, ce qui fut rarement bien interprété. C'est que bien peu soupçonnent que les phénomènes sont plus surprenants que les êtres, lesquels n'en sont qu'un avatar. Il est vrai que je n'ai connu personne qui ait eu la chance de vivre à neuf ans une après-midi résumant à elle seule la matière de cent années d'existence. Il me faudrait un jour payer ma dette pour avoir pu approcher l'intime prestidigitation du monde, l'absolu dégingandé de la vie.
Editions Allia, 2011
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