Dans chacun des trois contes, il s'agit d'un «roman» obscur, secret, avorté, que nul, au dehors, ne saurait deviner parce qu'il n'aboutit pas et ne fait voir en définitive qu'une ride légère sur la trame du quotidien. (...) Personne ne soupçonne ces drames, ces espoirs abolis, ces possibilités entrevues et à jamais abandonnées. Chacun retourne à sa peine, après avoir cru voir la lumière. Et Jeanne se penche sur tous ces êtres modestes; de détail en détail, elle cerne leur faiblesse et leur écrasement imminent. Il n'est plus, dans ce livre-là, besoin d’un diseur de bonnes aventures pour suggérer le poids du destin qui va les écraser : il est en eux, en nous, il est «la vie». (...)
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En fait, elle donnait son attention à la moindre personne, à la moindre chose. Elle aimait mieux les détails concrets que les théories générales: sans doute cela explique-t-il le goût qui la portait, comme d'autres auteurs féminins, vers la nouvelle. Une nouvelle donne un sens général à une aventure toute menue. En plus, elle l'ordonne selon un système harmonieux et sobre, qui convient à une certaine philosophie, tendre et désabusée, qui était celle de Jeanne. Ce recueil de trois nouvelles n’en est pas la seule preuve. Jeanne avait commencé par des nouvelles; et, jusqu'à la dernière guerre, elle ne cessa pas d'en écrire. Elle eut même pendant plusieurs années un contrat avec divers hebdomadaires comme Candide et surtout Gringoire, à qui elle donnait, chaque mois je crois, une nouvelle faisant une page du journal. Imagine-t-on ce qu'il faut de passion, de talent, de travail, pour maintenir un tel rythme ? Imagine-t-on aussi ma consternation quand je m'aperçois aujourd'hui que je n'ai conservé ni le souvenir d'une seule de ces nouvelles ni le texte d'aucune d'entre elles? Moi, sa fille, qui ai participé à cette vie de travail, de découvertes réitérées, de recherches, d'accomplissements! Rien ne m'en reste présent, sinon le vague sentiment de gêne que suscitait, plus tard le fait d'avoir été mêlée, de près ou de loin, aux destinées d'un journal dont les options politiques furent un temps fâcheuses.
C'est après la mort de sa mère que Jacqueline de Romilly décide d'écrire la vie de Jeanne au bracelet d'argent, cette mère tendrement aimée qui l'a élevée seule en traversant deux guerres - la première la laissera veuve, la seconde mettra sa vie personnelle et professionnelle entre parenthèses un peu trop longtemps pour lui permettre de s'en remettre totalement.
Et c'est après sa mort à elle - ainsi en a-t-elle décidé - que cette biographie sera publiée.
Joli livre, à lire si on s'intéresse aux trajectoires de vie et aux histoires familiales. Le regard posé par la fille sur la mère est émouvant, en particulier les interrogations tardives, qui ne sont certainement pas propres à l'auteur. D'autres se le demanderont: reste-t-on toute sa vie un enfant qui a du mal à voir dans ses parents de véritables personnes, avec une vie à part entière?
Lire Jacqueline de Romilly nous permet de découvrir que l'intelligence ne met pas à l'abri de cet écueil... il semblerait que ce n'est qu'à la mort de ses ascendants qu'on arrive à les voir autrement qu'à travers leur fonction parentale.
Lire Jacqueline de Romilly nous permet de découvrir que l'intelligence ne met pas à l'abri de cet écueil... il semblerait que ce n'est qu'à la mort de ses ascendants qu'on arrive à les voir autrement qu'à travers leur fonction parentale.
Le livre présente aussi l'intérêt de rendre compte d'une époque et d'un milieu, et ce d'autant qu'il relate deux trajectoires féminines. Sans qu'on dispose des textes de Jeanne (Jeanne Malvoisin, en fait, qui a publié sous le nom de plume de Jeanne Maxime-David), les éléments fournis par sa fille nous permettent de nous faire une idée de la manière dont elle pouvait durant cette période, restituer en partie ce qu'elle vivait - dont il était socialement admissible qu'elle le fasse.
Editions de Fallois 2011, Le livre de poche 2012
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