Je ne peux m'empêcher de revoir notre muret de pierres croulant sous la corbeille d'argent. C'est la dernière image que j'ai gardée de notre maison. Et tout au bout du chemin, les œillets sauvages et le seringa à peine en fleur. Quelques jours d'ensoleillement et leur blancheur éclatera. Puis la voiture a tourné à droite et c'en était fini. Quel déchirement! Je n'ai pu retenir mes larmes, mais je ne me suis pas retournée. Isabelle a touché ma main - à peine une caresse - ça va maman? Non, bien sûr que non. Cependant, cette attention, inhabituelle de sa part, m'a réconfortée.
Il m'a semblé que la maison m'adressait un reproche. Que va-t-elle devenir sans nous? Cette cruauté d'imaginer d'autres gens dans nos murs, laissant nos arbres à l'abandon ou, au contraire, profitant du fruit de notre travail, je n'arrive pas à l'accepter. L'évier est à moi, mes mains en ont usé la pierre, en connaissent la moindre aspérité. Je sais comment me pencher pour actionner chaque volet serré par la rouille, comment clore les fenêtres au bois gonflé par les pluies interminables. Les bruits me sont familiers: couine la porte d'entrée, craque la poutre du couloir, grince le parquet de notre chambre, claque la dalle en fonte devant le poêle. Ceux qui vont me dérober ces présences en seront-ils dignes? Quand je lèverai la tête de mon ouvrage, je ne te verrai plus, mon doux mari, tailler la haie de lilas, ouvrir la terre au pied vigoureux des rosiers, ou bien nourrir de quelques graines de tournesol le chant fébrile du rouge-gorge et la danse inquiète des écureuils. Au moins sauverons-nous la verveine. Tu ne l'as pas oubliée, dis-moi? Que je suis sotte, j'ai toujours pu compter sur toi, pourquoi en irait-il autrement cette fois?
Il m'a semblé que la maison m'adressait un reproche. Que va-t-elle devenir sans nous? Cette cruauté d'imaginer d'autres gens dans nos murs, laissant nos arbres à l'abandon ou, au contraire, profitant du fruit de notre travail, je n'arrive pas à l'accepter. L'évier est à moi, mes mains en ont usé la pierre, en connaissent la moindre aspérité. Je sais comment me pencher pour actionner chaque volet serré par la rouille, comment clore les fenêtres au bois gonflé par les pluies interminables. Les bruits me sont familiers: couine la porte d'entrée, craque la poutre du couloir, grince le parquet de notre chambre, claque la dalle en fonte devant le poêle. Ceux qui vont me dérober ces présences en seront-ils dignes? Quand je lèverai la tête de mon ouvrage, je ne te verrai plus, mon doux mari, tailler la haie de lilas, ouvrir la terre au pied vigoureux des rosiers, ou bien nourrir de quelques graines de tournesol le chant fébrile du rouge-gorge et la danse inquiète des écureuils. Au moins sauverons-nous la verveine. Tu ne l'as pas oubliée, dis-moi? Que je suis sotte, j'ai toujours pu compter sur toi, pourquoi en irait-il autrement cette fois?
Zika écrit à Joseph, après que l'un et l'autre aient quitté leur maison, séparément. Joseph répondra à sa femme - et c'est ainsi que se déroulera le roman. De la maison, nous ne saurons plus rien. Et de la verveine, nous savons dès le titre qu'elle ne survivra pas à tous ces chamboulements... mais que pèse la verveine face à tout le reste, à cinquante-cinq ans de vie commune interrompue, à ce à quoi chacun d'eux va devoir faire face - sans l'autre. Sans l'autre, qui peut-être, le tenait debout, le tenait entier? Qu'en savons-nous, chacun, tant que nous n'en avons pas fait l'expérience?
La quatrième de couverture nous dit que:
En se rebellant contre cette séparation forcée, Zika et Joseph découvrent la face cachée de leurs enfants et leurs propres zones d'ombres.
En matière de zone d'ombre, on fait difficilement mieux, certainement, que le traitement qui est fait, là, des troubles de l'attachement, présents en arrière-plan, sur deux générations, et dont on ne peut que constater, impuissant, les dégâts. Et pour ce qui est de ces autres gens dans nos murs, sans doute ne s'agit-il pas tant de ceux qui sont dans la maison qu'on laisse vide que de ceux que l'on va découvrir, de ceux que l'on avait quittés en se découvrant deux, en se trouvant une béquille pour la vie, en se regardant dans le regard de l'autre... ceux qu'il va bien falloir retrouver quand on sera face à soi-même, seul et vacillant.
Pourquoi Frédérique Martin écrit-elle?
Est-ce pour nous faire réfléchir sur tout cela?
Pas sûr - les romanciers, fort heureusement, ne se prennent en général pas pour des maîtres à penser. Et dans diverses interviews, elle dit se surprendre elle-même au fur et à mesure de son écriture. Mais en tout cas le thème de la famille parcourt ses écrits et il lui réussit. Et puis d'autres gens dans nos (ses) murs, n'est-ce pas là le problème de tout écrivain...?
Pour ce qui est du "comment", l'auteur raconte volontiers de quelle manière lui est venue l'idée d'un roman épistolaire et la chanson qui en est le point de départ (on peut lire, par exemple, le "focus auteur" sur le site de l'éditeur). On peut également noter que dans la recette de ce livre, il entre aussi un poème (de Sully Prudhomme). Et bien sûr quelques autres ingrédients, dont le secret sera conservé, forcément! Ainsi sans doute cet art de nous prendre à rebours... bien que, comme le dit Frédérique Martin, au détour d'une lecture, nous sachions tous qu'il se passe bien des choses dans les familles... Qui ne nous touchent que lorsque nous connaissons les protagonistes - ce qui est bien le cas à la fin de ce roman: Joseph et Zika font partie de notre petit monde et nous ne pouvons être indifférents à ce qui leur arrive.
Sorti à la fin du mois d'août, le livre de Frédérique Martin a été désigné coup de cœur des libraires, retenu pour la sélection "talents à découvrir" Cultura (côté découverte d'un talent, ici c'est fait depuis un certain temps, même si la preuve ne peut en être apportée que depuis quelques mois! le blog est dans la colonne de droite depuis l'ouverture), et il a récemment obtenu le grand prix littéraire de Villepreux.
Frédérique Martin
Le vase où meurt cette verveine
Editions Belfond, 2012
La quatrième de couverture nous dit que:
En se rebellant contre cette séparation forcée, Zika et Joseph découvrent la face cachée de leurs enfants et leurs propres zones d'ombres.
En matière de zone d'ombre, on fait difficilement mieux, certainement, que le traitement qui est fait, là, des troubles de l'attachement, présents en arrière-plan, sur deux générations, et dont on ne peut que constater, impuissant, les dégâts. Et pour ce qui est de ces autres gens dans nos murs, sans doute ne s'agit-il pas tant de ceux qui sont dans la maison qu'on laisse vide que de ceux que l'on va découvrir, de ceux que l'on avait quittés en se découvrant deux, en se trouvant une béquille pour la vie, en se regardant dans le regard de l'autre... ceux qu'il va bien falloir retrouver quand on sera face à soi-même, seul et vacillant.
Pourquoi Frédérique Martin écrit-elle?
Est-ce pour nous faire réfléchir sur tout cela?
Pas sûr - les romanciers, fort heureusement, ne se prennent en général pas pour des maîtres à penser. Et dans diverses interviews, elle dit se surprendre elle-même au fur et à mesure de son écriture. Mais en tout cas le thème de la famille parcourt ses écrits et il lui réussit. Et puis d'autres gens dans nos (ses) murs, n'est-ce pas là le problème de tout écrivain...?
Pour ce qui est du "comment", l'auteur raconte volontiers de quelle manière lui est venue l'idée d'un roman épistolaire et la chanson qui en est le point de départ (on peut lire, par exemple, le "focus auteur" sur le site de l'éditeur). On peut également noter que dans la recette de ce livre, il entre aussi un poème (de Sully Prudhomme). Et bien sûr quelques autres ingrédients, dont le secret sera conservé, forcément! Ainsi sans doute cet art de nous prendre à rebours... bien que, comme le dit Frédérique Martin, au détour d'une lecture, nous sachions tous qu'il se passe bien des choses dans les familles... Qui ne nous touchent que lorsque nous connaissons les protagonistes - ce qui est bien le cas à la fin de ce roman: Joseph et Zika font partie de notre petit monde et nous ne pouvons être indifférents à ce qui leur arrive.
Sorti à la fin du mois d'août, le livre de Frédérique Martin a été désigné coup de cœur des libraires, retenu pour la sélection "talents à découvrir" Cultura (côté découverte d'un talent, ici c'est fait depuis un certain temps, même si la preuve ne peut en être apportée que depuis quelques mois! le blog est dans la colonne de droite depuis l'ouverture), et il a récemment obtenu le grand prix littéraire de Villepreux.
Frédérique Martin
Le vase où meurt cette verveine
Editions Belfond, 2012
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