Il avait peint des cercles. Ou plutôt des sphères, le mot est sans doute plus juste. L'aspect brillant et les nuances de couleur donnaient un étrange relief à cet alignement de sphères. Elles étaient toutes de différentes tailles, se superposant légèrement, et l'ensemble formait une autre sphère, énorme. Le fait de parvenir à un cercle aussi parfait à la bombe me paraissait en soi un tour de force. Ces sphères luisantes représentaient de toute évidence quelque chose d'inorganique, pourtant cet ensemble évoquait aussi une créature vivante.
Haru travaillait avec des gestes rapides, sans interrompre un instant sa tâche. Il agitait légèrement la bombe de peinture qu'il tenait à la main, ce qui produisait un petit bruit sec rythmé. À peine avais-je vu diriger le spray vers le mur que son bras exécutait déjà un grand mouvement de rotation et qu'une gerbe de couleurs se fixait sur la paroi. Haru a reposé la bombe par terre, en a saisi une autre en jetant à peine un coup d'œil vers le bas, l'a agitée à son tour. De nouveau, le même chuintement, le même mouvement de bras, et le jet de peinture. Puis il a changé de position et s'est accroupi pour colorer le bas du mur, avec des gestes souples du poignet.
J'avais l'impression d'assister à une danse ou une pantomime, et j'ai repensé à Haru en train de donner des coups de pied dans des sacs-poubelle comme un forcené, quand il était lycéen. Ça m'a fait frissonner de superposer cette vision du passé à sa silhouette en train de peindre devant moi. J'ai secoué la tête en hâte pour chasser ces images.
La voix de Haru m'a aidé à reprendre mes esprits:
"Tiens, Izumi, tu es là depuis quand?"
En un instant il était à côté de moi. Il a baissé sa capuche, enlevé son masque et ses lunettes. J'ai regardé ma montre: minuit dix. Cela faisait quarante minutes que j'étais là.
"Un petit moment. Tu as terminé?
- En fait, une peinture, ce n'est jamais terminé. Mais bon, disons que je m'arrête là.
- C'est génial, ce que tu as fait, dis donc!"
Il n'avait pas seulement peint des sphères reliées les unes aux autres. Les différentes couleurs s'étaient subtilement mélangées et l'ensemble donnait une sensation étrangement oppressante. Il avait utilisé plusieurs tons à dominante bleu clair. Il en émanait à la fois la luminosité rafraîchissante du ciel de l'aube et l'insondable silence du cœur de la nuit. Je me suis perdu dans la contemplation de cette œuvre. Profitant de ce moment d'inattention, l'odeur violente du solvant m'a de nouveau pris à la gorge et fait suffoquer.
"C'est chouette et cafardeux à la fois, a dit Haru.
- Chouette et cafardeux, c'est paradoxal, non?
- Le paradoxe est partout, a jeté Haru comme si ça tombait sous le sens.
- (...)"
- (...)"
Haru a pour tâche de nettoyer les tags de la ville - mais comme lui-même est un artiste, parfois il a le droit de réaliser une fresque, comme là, dans un souterrain. Son frère, Izumi, est sans doute son plus fervent admirateur, avec son père.
Peut-on considérer que la description de la technique de peinture de Haru constitue une métaphore de la technique d'écriture? Les différentes sphères de la fresque de Haru peuvent en tout cas être vues comme les enchevêtrements des différents chapitres du roman d'Isaka, complexe, mêlant références scientifiques et citations littéraires, réflexions philosophiques et questions éthiques, structure de polar et envolées poétiques... (l'incipit est une merveille de poésie et d'incongruité - à découvrir ici, si on le souhaite). Ajoutons que l'auteur n'hésite pas à s'attaquer à un thème très fort, celui du fondement même de la famille - au delà de l'hélice d'ADN, qui parcourt le livre.
Un livre tout à fait original et intelligent, sur le lien fraternel, la filiation, et bien au delà.
Editions Philippe Picquier, trad. fse 2011
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