Le principe des articles de "pourquoi j'écris": un extrait de texte en italiques, un commentaire personnel ensuite, des liens (en bleu quand ils n'ont pas été utilisés, en gris ensuite) - et la couverture du livre, quand il s'agit d'un livre (le cas le plus fréquent), ou une illustration.
A la base: l'éclectisme, revendiqué.
Du moment qu'il s'agit d'écriture - de préférence de manière métaphorique, voire subliminale...
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mercredi 30 décembre 2015

La terre rouge au milieu de l'herbe verte

Il entend déjà le miracle que produira Marie, cette résignation que tout viendra piquer, provoquer pour qu'elle se remette à croire à l'amour de Titus. Ce sera le premier pic, l'absolu bonheur, aussitôt suivi du deuxième, la chute, en spirale, parce que l'esprit humain n'admet le pire qu'en détours, doit s'habituer, couler son malheur dans les méandres d'un fleuve trompeur. Je raconterai tous les cahots de l'abandon, se dit Jean, celui qui ne peut pas s'admettre, invente, implore, puis qui s'admet et rugit, avant de plonger l'âme dans la mort, de couper tous les fils qui la reliaient encore, pour l'installer dans une immobilité parfaite, sans perspective, sans distinction entre le jour et la nuit, hier et demain. Que le jour recommence et que le jour finisse, sans que jamais Titus puisse voir Bérénice. Il note. Ni avec Hermione ni avec Junie il n'est allé jusque-là, mais cette fois, c'est là qu'il veut entailler la créature, à l'endroit le plus tendre de sa chair, là où elle aime, où elle croyait être aimée et où elle est lâchée. Et il veut qu'on entende les échos de cette chute interminable, le son caverneux du vide entrelacé à celui de l'appel. Marie saura le rendre. 
J'hésite à la faire mourir, confie-t-il à Nicolas. 
Ce sera plus émouvant, plus efficace. 
Et moins vrai. 
Que voulez-vous dire? 
On ne meurt pas d'amour. Ce qui arrive le plus souvent, c'est ce désert dans lequel on entre pour un moment, l'hébétude de l'abandon. Ma Bérénice ne sera-t-elle pas plus héroïque si elle se retire sur ses terres dans le calme? Je veux que mes amants marchent au bord du suicide mais qu'ils n'y versent pas. 
Nicolas réfléchit, mais il ne suit pas toutes les lignes que Jean dessine. Il survient toujours un moment où, lorsqu'il n'est question ni de gazette, ni du roi, ni de syntaxe, leurs conciliabules achoppent. 
Le désir qu'on a pour quelqu'un est une chose violente, dit Jean. Il vous pousse des griffes au bout des doigts. 
Que vos amants soient des vautours, mais vos héroïnes? 
Pourquoi y échapperaient-elles? 
Parce que ce sont des femmes. 
Et moi je crois que c'est tout le contraire. 

Ce Jean qui veut raconter tous les cahots de l'abandon et discute de la violence de la passion avec son ami Nicolas Boileau n'est rien moins que le grand Racine. Prenant prétexte d'une rupture amoureuse survenant à l'initiative de l'amant adultère, fondée non pas sur la raison d'Etat mais sur la toute-puissance de la sphère familiale, Nathalie Azoulai se lance dans une biographie du grand dramaturge.
Le lien peut sembler ténu, il tient dans le prénom de la narratrice, qui l'entend résonner en écho du malheur qui la tient: Bérénice.
Bérénice se lance dans la lecture des alexandrins, s'y perd, s'y noie, s'attache peut-être au départ surtout aux répliques de ses sœurs d'infortune, ces amantes passionnées et malheureuses. Elle apprend des vers dont elle fait des sms - puis elle se met à décortiquer l'écriture, les intrigues, l'architecture des pièces. 

Quand j'étais enfant, je voulais peindre la terre en rouge, la terre rouge au milieu de l'herbe verte. Je pensais qu'on pouvait écrire de la même façon. 
C'est Racine qui parle. Le grand Racine - qui se souvient du petit Jean, élevé à Port-Royal, chez les Jansénistes, n'ayant connu des femmes que, très brièvement, tout petit garçon, la chaleur des bras de sa tante qui lui a été arrachée pour entrer au couvent. Le reste de sa formation se fera dans les livres - ceux qui sont permis et ceux qui ne le sont pas - certains, sans doute, sont entrés en résonance avec son histoire précoce... Mais son intérêt va surtout à la traduction et à la langue, la gymnastique de la langue, cette gymnastique étrange, dans laquelle les mots s'exercent comme des muscles et assouplissent leurs résistances. Sa solitude n'est pas totale: certains de ses maîtres et l'un des élèves constituent pour lui des objets d'attachement à des degrés divers. Et sans doute aussi des objets d'observation...
Jeune adulte, il quitte Port-Royal et découvre le monde et la Cour. Nombre de choses lui sont étrangères. Ainsi la peinture. Il n'empêche. Lorsqu'il voit une scène de Véronèse remplie de personnages: A regarde B qui regarde C qui regarde D, note-t-il plus tard dans ses cahiers. Il saisit là un mouvement qui lui plaît, mécanique et complexe comme les décalages du désir, se dit qu'il pourra désormais parler peinture comme on parle théâtre. D'autres découvertes suivront, des amitiés également: Boileau, La Fontaine.
Puis l'ascension vers le succès, la carrière de dramaturge et, pour finir, d'historien du roi. Le chemin n'est pas simple, il est compliqué par les rivalités et les états d'âme, mais personne ne sait aussi bien que l'enfant de Port-Royal devenu adulte non seulement décrire les passions mais les décrypter, en même temps que manier la langue.

Titus aimait-il ou non Bérénice? Et Bérénice, qu'en advint-il? De celle de Racine et de la Bérénice contemporaine? La mise en abyme de Nathalie Azoulai offre le prétexte à une bien jolie redécouverte de Racine à travers cette biographie romancée qui fait une large part à l'enfance et au travail sur l'écriture. 

POL éditeur 2015 

1 commentaire:

  1. Merci de cette chouette chronique. J'espère l'attrape quand il sortira en poche. Encore bravo.

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Ecrire, pourquoi pas? Et si vous commenciez par écrire ici...? Vous pouvez dire ce que vous pensez du livre si vous l'avez lu, ou bien de l'extrait cité... C'est à vous!

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