Brick voudrait s'enfuir sur-le-champ mais, étant donné qu'il n'est pas armé, il ne voit pas ce qu'il pourrait faire d'autre que jouer le jeu. Et qui suis-je censé assassiner? demande-t-il.
C'est moins qui que quoi, répond le sergent, énigmatique. On n'est même pas sûrs de son nom. Peut-être Blake. Peut-être Bloch. Mais nous avons une adresse et, s'il ne s'est pas tiré à l'heure qu'il est, tu ne devrais pas avoir de problème. On va te donner un contact en ville, tu passeras à la clandestinité, et en quelques jours tout devrait être terminé.
Et en quoi cet homme mérite-t-il de mourir?
Parce que la guerre lui appartient. Il l'a inventée, et tout ce qui arrive ou est sur le point d'arriver se trouve dans sa tête. Elimine cette tête, la guerre s'arrête. C'est aussi simple que ça.
Simple? A vous entendre, on croirait que c'est Dieu.
Pas Dieu, caporal, rien qu'un homme. Il passe toutes ses journées dans une chambre à écrire, et tout ce qu'il écrit se réalise. Les services de renseignements rapportent qu'il est dévoré par le remords mais qu'il ne peut pas s'arrêter. Si ce salaud avait le cran de se brûler la cervelle, nous n'aurions pas cette conversation.
Ce que vous dites, c'est que c'est une histoire et que nous en faisons partie?
Quelque chose comme ça.
Et après qu'on l'a tué, qu'est-ce qui se passe? La guerre prend fin, mais nous?
Tout revient à la normale.
Ou bien nous disparaissons, tout simplement.
Possible. Mais c'est le risque à courir. Agis ou meurs, fils. Plus de treize millions de morts, déjà. Si ça continue comme ça encore quelque temps, la moitié de la population aura disparu avant qu'on ne s'en soit rendu compte.
A ce stade de l'histoire, le pauvre Brick est en train de commencer à comprendre qu'il vient de faire irruption dans un monde parallèle, où il est caporal, qui plus est investi d'une mission très particulière: la méga-mission. A son grand effarement il a compris qu'il n'était pas en Irak mais bien en Amérique, laquelle Amérique n'est pas celle qu'il connaît - bien qu'il n'ait pourtant fait aucun saut dans le temps: on est bien en 2007 - mais une Amérique en pleine guerre civile... Ce n'est que très progressivement qu'il arrivera à réunir quelques informations sur le contexte de cette guerre à laquelle il est supposé mettre fin, au fur et à mesure de bribes de conversations, ainsi, dans un café:
(...) si je vous dis 11 septembre, ces mots ont-ils pour vous un sens particulier?
Pas spécialement.
Et les mots World Trade Center?
Les tours jumelles? Ces grands immeubles à New York?
Exactement.
Eh bien?
Elles sont toujours debout? Evidemment qu'elles sont toujours debout. Qu'est-ce qui vous prend?
Rien, fait Birck pour lui-même dans un murmure à peine audible. Et puis, baissant les yeux vers ce qui reste de ses œufs, il chuchote: Un cauchemar remplace l'autre.
Hein? Je n'ai pas entendu.
Relevant la tête, Brick regarde Molly droit dans les yeux et lui pose une ultime question: Et il n'y a pas de guerre en Irak, n'est-ce pas?
Si vous connaissez déjà la réponse, pourquoi me la demander?
Le livre repose sur l'idée d'univers parallèles, voire d'univers emboîtés, puisque Paul Auster procède à un tissage serré de plusieurs vies. Il y a les deux vies de Brick - et donc des deux Amérique. A la double vie de Brick s'ajoute la vie de l'homme qui rêve l'histoire de Brick - cet homme rêve plus qu'il n'écrit, il est insomniaque et il n'est pas romancier mais critique littéraire; de plus, il vit simultanément sa vie à lui, en même temps que celle de sa fille et de sa petite-fille, trois histoires faites de souvenirs douloureux mais également de liens très forts. Cette idée de plusieurs univers qui palpitent en même temps, voire se téléscopent, n'est pas une idée nouvelle en littérature. Il en va de même de l'idée de la toute-puissance de l'auteur, sur laquelle repose la mission confiée au caporal Brick.
Ce qui est intéressant dans ce livre, c'est l'exploitation qui en est faite, à travers l'intrication entre l'histoire contemporaine et les histoires personnelles, la question de la responsabilité individuelle, dont on ne comprend la résurgence véritablement douloureuse qu'à la fin de l'ouvrage. Le questionnement sur l'histoire familiale, toujours présent en cas de "coup dur", présente également un caractère très émouvant, ainsi que les relations décrites entre les protagonistes de la vie "réelle", qui ont tous les trois une relation forte entre eux et une relation forte à l'écriture.
La question des rapports entre la fiction et la réalité, partie intégrante de la réflexion sur l'écriture, toujours présente dans les romans de Paul Auster, est au cœur de celui-ci.
Paul Auster
Seul dans le noir
Editions Actes Sud, Babel
Illustration de couverture: Katarzyyna Skura
Ce qui est intéressant dans ce livre, c'est l'exploitation qui en est faite, à travers l'intrication entre l'histoire contemporaine et les histoires personnelles, la question de la responsabilité individuelle, dont on ne comprend la résurgence véritablement douloureuse qu'à la fin de l'ouvrage. Le questionnement sur l'histoire familiale, toujours présent en cas de "coup dur", présente également un caractère très émouvant, ainsi que les relations décrites entre les protagonistes de la vie "réelle", qui ont tous les trois une relation forte entre eux et une relation forte à l'écriture.
La question des rapports entre la fiction et la réalité, partie intégrante de la réflexion sur l'écriture, toujours présente dans les romans de Paul Auster, est au cœur de celui-ci.
Paul Auster
Seul dans le noir
Editions Actes Sud, Babel
Illustration de couverture: Katarzyyna Skura
J'aime le trouble créé par le mélange du réel et de la fiction : comme deux liquides insolubles, un fin brouillard apparaît en agitant. Cela m'évoque un film où le monde était parfaitement identique au nôtre, sauf les deux soleils dans le ciel. Merci pour cette lecture.
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