Le principe des articles de "pourquoi j'écris": un extrait de texte en italiques, un commentaire personnel ensuite, des liens (en bleu quand ils n'ont pas été utilisés, en gris ensuite) - et la couverture du livre, quand il s'agit d'un livre (le cas le plus fréquent), ou une illustration.
A la base: l'éclectisme, revendiqué.
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samedi 25 décembre 2010

L'invisible dans le visible

- Vous ne m'avez pas compris, dit-il lentement. Je ne demande pas qu'on s'intéresse. Pourquoi s'intéresserait-on? Je me demande pourquoi vous êtes intéressé.
Je le lui expliquai. Nous nous assîmes par terre, avec les tableaux devant nous, et je lui expliquai que j'aimais l'ambiguïté, que j'aimais ne pas savoir quoi regarder dans ses toiles, que souvent la peinture figurative moderne m'ennuyait, mais pas la sienne. Nous parlâmes de De Kooning et, en particulier, d'un petit tableau que Bill trouvait inspirant, Autoportrait avec frère imaginaire. Nous parlâmes de l'étrangeté de Hopper et de Duchamp. Bill appela ce dernier "le couteau qui a mis l'art en pièces". Je pensais qu'il disait cela dans un sens négatif, mais il ajouta: "C'était un grand mystificateur. Je l'adore."
Quand j'attirai son attention sur les poils rasés en train de repousser qu'il avait peints sur les jambes de la femme maigre, il me dit que lorsqu'il se trouvait en présence de quelqu'un il avait souvent le regard attiré par un détail - une dent cassée, un sparadrap sur un doigt, une veine, une coupure, une rougeur, un grain de beauté - et que, pendant un instant, cet élément isolé dominait sa vision; et qu'il souhaitait reproduire dans son oeuvre de tels instants. "La vison est un flux", dit-il. Je mentionnai les récits cachés dans ses tableaux et il répondit que, pour lui, les histoires étaient comme le sang irriguant un corps: les voies d'une vie. C'était une métaphore révélatrice, et je ne l'oubliai jamais. En tant qu'artiste, Bill traquait l'invisible dans le visible. Le paradoxe, c'était son choix de représenter ce mouvement invisible au moyen d'une peinture figurative, qui n'est rien d'autre qu'une apparition figée - une surface.


Tout ce que j'aimais est un formidable roman de Siri Hustvedt, qu'on peut lire de plusieurs manières. Il se déroule à New York, dont il donne à voir plusieurs quartiers, il porte sur l'amour et l'amitié, il se déroule le temps d'une vie d'adulte, il parle d'art, de peinture et de poésie, ainsi que d'études, de recherche... bref c'est un roman très riche. Le lien peinture-écriture, que met en valeur l'extrait ci-dessus, retient aussi l'attention. 
Pour peu qu'on soit sensibilisé à la question, comment ne pas y voir également un roman sur les troubles de l'atttachement? Et qui plus est, une formidable histoire qui sonne extraordinairement juste. 


Editions Actes Sud, collection Babel, 2005

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