Dans la nuit de septembre, au dessus de la ville en guerre, flottent des cortèges de mots encore immatériels mais aussi réels que ces ondes de valse dont l'existence, en tant que valse, dépend d'un poste de radio, au troisième étage de cette rue où un homme est à quelques pas de sa mort. Ces mots existent depuis la création du monde; ils ont beaucoup servi: "sacrifice suprême... mourir pour la patrie... nation reconnaissante... tombé au champ d'honneur... le meilleur de nos fils... pour que vive la France, ou l'Allemagne, ou..." Ces grands mots fatigués attendent de se poser.
Il leur faut pour cela deux choses: une bouche pour être prononcés, un nom propre auquel être accolés. Le coucou n'est pas difficile sur le choix de son nid, les grands mots, de même, ne choisissent pas leur homme, le premier venu fait l'affaire, mais leur faut une tête sur quoi se fixer sous peine d'errer indéfiniment dans ces limbes où sont les vélléités. Tel est aussi le destin de la plaque de marbre sortie de la carrière obscure; lors même qu'elle est polie et mise en forme, elle reste vaine tant qu'elle n'a pas reçu, dans le creux de son grain, les profondes lettres d'or d'un nom qui donne un sens à la pierre en faisant d'elle un symbole pour les prières et un pense-bête pour les souvenirs. Quantité de plaques de marbre rangées comme des livres aux portes des cimetières, quantité de grands mots aussi commencent par une sorte de purgatoire avant de vivre leur vie de dalles et de mots.
En ce soir du 11 septembre 1943 à Nantes, il s'en faut de quelques mètres, de quelques pas, qu'une plaque hérite d'un nom et qu'une volée de mots s'abatte sur un corps refroidi. Il s'en faut de la pression d'un doigt sur une gâchette. Le moment n'est pas encore venu. Le destin a le temps.
Antoine Desvrières, Jean Rimbert et Werner de Rompsay, trois jeunes hommes au destin indissolublement liés, l'un d'eux doit mourir - au moins: c'est la guerre, alors qui sait...
Sous la plume de Paul Guimard, le destin prend son temps, mieux encore, il effectue des simulations, il hésite entre les scénarios...
Le destin ou l'écrivain?
La vie ou l'écriture?
La vie connaît des points de bifurcation - mais entre plusieurs trajectoires, elle doit choisir. Forcément.
L'écriture n'est soumise à aucun "forcément"...
Dans la vie, il ne fait aucun doute que c'est bien le destin qui veut que l'on doive parfois son salut à une seconde de trop ou de moins, voire un millième de seconde, celui qui modifiera l'angle de tir; il ne fait aucun doute que c'est bien le destin qui veut que qu'une histoire d'amour soit tributaire d'un rendez-vous fixé à une date ou à une autre, qu'une rencontre de hasard puisse vous conduire à rater la vraie rencontre.
Dans l'écriture, l'écrivain décide. Et par ailleurs, à supposer qu'il envisage les différents destins possibles, il n'en reste pas moins que c'est lui qui suppose qu'un certain nombre d'évènements se dérouleront ensuite - même si certains de ces évènements constituent une suite logique. C'est lui également qui prête aux protagonistes les sentiments qui vont les animer durant la suite de leur vie, c'est lui qui imagine l'usure des sentiments et les fissures qui se creusent entre les êtres, c'est lui qui retrace la chronologie de tous ces destins imbriqués, personnages secondaires compris.
L'imbrication des destins individuels et la part du hasard dans nos vies constituent le sujet principal de ce roman. Avoir choisi pour héros un jeune résistant nantais ne fait que donner plus de relief aux évènements déclencheurs - en plus de se prêter à l'actualité des commémorations.
Un roman mené avec une grande dextérité, qui prendra sans doute pour nombre de lecteurs des résonances personnelles.
Editions Denoël, 1961, Folio 1974
Un roman plein de poésie et de légèreté.
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