Un des écrivains, sans explications, était venu sans son livre. Il avait dû subir une mésaventure. Il avait l'air mal à son aise et nerveux et Jenna avait l'impression que son corps était plus étroit que de coutume. Sans livre, un écrivain n'était pas beaucoup. Hors la présence de son livre, un écrivain se défaisait et perdait la majeure partie de sa substance. Mais sans écrivain aussi un livre n'était plus grand-chose. Il devenait un bloc de pages glissant en direction de la broyeuse. Jenna ne l'ignorait pas: qu'un écrivain en vienne à mourir, et c'étaient des dizaines de livres qui se retrouvaient sur-le-champ orphelinement inutilisables ou, au mieux, calés sous des pieds de tables ou, encore un petit peu mieux, coincés jusqu'à ce qu'ils blanchissent dans des décors d'émissions.
Il ne fallait pas pour autant penser que le livre était important. Cette erreur était ridicule. Elle pouvait être commise par quelques animateurs tenants de la vieille école ou par un critique malpoli mais, grosso modo, la plupart des gens du circuit savaient de quoi il était question: le livre était une estrade. Le livre était un simple escabeau sur lequel se poser le temps de répondre à des questions étiquetées "pour les écrivains". A partir de là commençaient les choses. Le livre était le passeport grâce auquel on pouvait soutenir des entretiens et fréquenter les émissions en répondant à des questions de tout genre, comme le temps, la durée, la circonstance, le moment, le lieu de la création; la situation, la position, la condition, la modalité, la conjoncture de la création; la particularité, la disposition, les instruments, les surprises de la création; les modèles, les événements, les anecdotes de la création. Ainsi qu'à toutes sortes d'autres questions permettant de garder l'antenne. La question suprême restant quand même bien sûr la question du message. Mais à tout écrivain cette question n'était pas donnée.
L'émission suivait son chemin, et l'animateur-débutant mettait sur le gril l'écrivain venu sans son livre. L'un et l'autre étaient en train de perdre pied. Le livre n'était pas présent et quelle difficulté d'avancer sans son appui dans le vide! L'animateur faisait des efforts pour essayer d'être convaincu que l'être assis devant lui était bel et bien un écrivain. Néanmoins, on voyait son regard devenir sceptique et se raccrocher le plus possible aux livres qui étaient présents.
L'écivain quant à lui semblait malheureux. Il expliquait que son livre était resté à la maison mais que cela n'importait pas, parce que tout était dans sa tête. Ce qui était évidemment faux. Le doute se répandait comme la peste. Un des écrivains invités, se dévouant pour les autres, se décidait à formuler l'interrogation: un écrivain sans livre était-il approprié sur un plateau? Comment être sûr de ce qu'on voyait?
Un livre est-il un bloc de pages qu'on peut utiliser pour caler une table? Un prétexte à débat ou, tout au moins, à conversation mondaine même si télévisuelle? L'occasion (le passeport) d'avoir une heure d'antenne? Un livre est-il fait pour être ouvert? Pas sûr - après tout, qui veut courir le risque d'une déception? D'ailleurs, au fait, un livre a-t-il un contenu? Sans doute. Mais, fondamentalement, le livre est-il son contenu ou son contenant? Et à propos du contenu, peut-on encore envisager d'écrire quelque chose de nouveau? Ou ne se retrouve-t-on pas à faire, à un degré ou à un autre, des textes de compilation?
Des questions surprenantes mais après tout peut-être plus pertinentes qu'on n'en a l'impression en première lecture. Certaines d'entre elles ne se posent-elles pas à notre époque? Ainsi celle du contenu vs contenant: avec la numérisation et la lecture sur liseuse, elle est régulièrement évoquée, bien que sous une forme un peu différente, et plus clivante que ne l'imaginent certains dévoreurs d'écriture. Et la dernière, sous la forme de l'intertextualité.
Pour autant, on l'aura compris, l'histoire de Noëlle Revaz se situe à une époque dont on se dit (ou dont on commence par se dire) qu'elle est différente de la nôtre, qu'il s'agit d'un temps à venir. Un futur dont on ne sait pas trop jusqu'à quel point il est éloigné de l'époque actuelle - avant de se demander s'il ne s'agit pas plutôt d'un miroir tendu à notre époque...
En ce temps-là, quel qu'il soit, le monde dans lequel nous sommes projetés célèbre ses écrivains. Ecrivains dont Jenna, le personnage principal, fait partie. Jenna passe beaucoup de temps à la télévision, en particulier dès qu'un de ses livres (ap)paraît - dans des émissions où des animateurs distribuent la parole à différentes personnes, principalement des écrivains et des acteurs. Au cours de cette histoire - cette fable, plutôt - Jenna publie plusieurs livres, seule et en collaboration. Leur publication offre l'occasion d'organiser des fêtes - avec des amis loués pour l'occasion. Dans sa vie quotidienne, les enfants de Jenna (des post-it) ne l'encombrent pas trop. Et si elle sait qu'il existe des sociétés différentes de la sienne, ce n'est que parce qu'elle a l'obligation de communiquer à distance avec des étrangers dont elle n'a nulle envie de mieux connaître la manière dont ils vivent.
Jenna va cependant se poser des questions sur sa vie et ses ouvrages - après tout, elle est écrivain, les questions, les étapes, les reniements, ne sont-ils pas constitutifs du travail de l'écrivain? Et puis une rencontre, une autre, le monde qui change - la musique, par exemple... Jenna s'interroge sur l'écriture et sa vie va changer.
Une parabole qui se lit avec autant de plaisir qu'elle pose de questions, étonne et amuse d'un chapitre sur l'autre - des chapitres comme des polaroïds ou de courtes vidéos. Un livre curieusement énoncé à l'imparfait, écrit comme un constat, incisif, surprenant. Un livre qu'on ne regrette pas d'avoir pris en main sur la table de la librairie.
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