Le principe des articles de "pourquoi j'écris": un extrait de texte en italiques, un commentaire personnel ensuite, des liens (en bleu quand ils n'ont pas été utilisés, en gris ensuite) - et la couverture du livre, quand il s'agit d'un livre (le cas le plus fréquent), ou une illustration.
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samedi 26 mai 2018

Les paroles comme il faut

Ce qui rendait la cassette si spéciale pour moi, c'était cette chanson en particulier: plage numéro 3, Auprès de moi toujours
Elle est lente, fin de soirée et américaine, et il y a un passage qui revient sans arrêt, Judy chante: "Auprès de moi toujours... Oh, bébé, mon bébé, auprès de moi toujours..." J'avais alors onze ans, et je n'avais pas écouté beaucoup de musique, mais cette chanson-là, elle me prenait vraiment aux tripes. J'essayais toujours de laisser la bande à cet endroit précis pour pouvoir la mettre chaque fois que l'occasion s'en présentait. 
Je n'avais pas tellement de possibilités, vous voyez, car cela se passait quelques années avant l'apparition des baladeurs dans les Ventes. Il y avit un gros appareil dans la salle de billard, mais elle était toujours pleine de monde, aussi je ne m'en servais presque jamais. La salle de dessin avait aussi un lecteur, mais l'endroit était généralement aussi bruyant. Notre dortoir était le seul lieu où je pouvais écouter convenablement. 
Nous avions maintenant emménagé dans les petits dortoirs à six lits des baraques séparées, et le nôtre était doté d'un lecteur de cassettes portatif posé sur l'étagère au-dessus du radiateur. C'est donc là que j'allais dans la journée, quand personne d'autre ne risquait de s'y trouver, pour passer ma chanson encore et encore. 
Qu'avait cette chanson de si spécial? Eh bien, en réalité, je n'écoutais pas les paroles comme il faut en ce temps-là; j'attendais juste le passage "Bébé, mon bébé, auprès de moi toujours...". Et ce que j'imaginais, c'était une femme à qui on a dit qu'elle ne pourrait pas avoir de bébé, et qui toute sa vie a vraiment, vraiment voulu en avoir. Et puis se produit une sorte de miracle et elle a un bébé, et elle le tient tout contre elle et se promène en chantant "Bébé, auprès de moi toujours...", en partie parce qu'elle est si heureuse, mais aussi parce qu'elle a si peur qu'il arrive quelque chose, que le bébé tombe malade ou lui soit enlevé. Même à l'époque, je me rendais compte que ce n'était pas juste, que cette interprétation ne cadrait pas avec le reste des paroles. Mais ce n'était pas un problème pour moi. La chanson évoquait ce que j'ai décrit, et je l'écoutais encore et encore, toute seule, chaque fois que j'en avais l'occasion. 


Curieux passage, dans ce livre fait de retours en arrière au cours desquels la narratrice raconte son histoire - leur histoire, car c'est d'un groupe, "son" groupe, qu'elle parle. Mais ce passage est personnel, c'est un souvenir dans l'histoire, le souvenir d'une chanson, et il y a cette phrase particulière dans la chanson mais aussi la manière dont la phrase est ressentie - comme il y a aussi ce sentiment que cette manière n'est pas la bonne et que la chanson est autre... 
C'est un peu ce malaise, justement, que nous éprouvons parfois à la lecture de ce livre: dans ces lignes que je viens de lire, entre ce que je ressens et ce que je comprends, de quoi s'agit-il exactement? 
Car le récit est fluide, le discours est empathique - mais le sujet est terrible. Dans une prose qui n'a rien à voir avec celle d'un traité de sciences sociales ou de philosophie, à l'aide d'une narratrice attachante évoquant son enfance et sa jeunesse, ses amitiés et ses amours, l'auteur réussit la prouesse de soulever de vraies questions éthiques sans jamais les formuler en même temps qu'il nous amène à nous en poser de nombreuses autres - qui varient sans doute en fonction de notre prisme personnel. On peut imaginer les suivantes: comment se structure-t-on quand on n'a pas de famille, comment se fabrique-t-on une famille de remplacement, quelles sont les règles qui régissent une communauté d'enfants, l'absence de famille se vit-elle de la même manière en dehors de l'abandon, les mensonges et les cadeaux destinés à embellir l'enfance embellissent-ils ensuite le reste de la vie ou produisent-ils l'effet contraire...? 
Le récit est un récit d'anticipation mais c'est bien de nous et de notre rapport à la vie et à la réalité qu'il s'agit. Un roman formidable, dont l'écriture tout en retenue n'en rend le contenu que plus détonant. 

Kazuo Ishiguro
Auprès de moi toujours 
Editions des Deux Terres, mars 2006, folio 2015 

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