Nous avons partagé cette maison tout au long de mes années d'enfance et durant nombre d'étés par la suite. Cette quiétude que je sentais chez toi était-elle vraiment du repos? J'aimerais à le croire. C'est là une des questions dont j'entends trouver la réponse dans tes papiers.
Si Henry Adams, que tu connus un peu, a pu échafauder une théorie d'histoire en appliquant aux sociétés le second principe de la thermodynamique, je devrais être fondé à en établir une sur l'angle de repos, et je n'ai du reste pas dit mon dernier mot. Il y a encore une autre loi physique qui me turlupine, c'est l'effet Doppler. Toute onde sonore se dirigeant vers l'observateur - mettons celle qu'émet un train ou bien encore l'avenir - a une fréquence plus élevée que le bruit produit par ce même objet lorsqu'il s'éloigne. Si l'on a l'oreille absolue et du goût pour les mathématiques, il est possible de calculer la vitesse dudit mobile d'après l'écart entre les deux sons. Je n'ai pas l'oreille absolue et ne suis pas un matheux, et puis qui se mettrait en tête de calculer la vitesse de l'histoire? Comme tout ce qui dégringole, son accélération et constante. Mais je voudrais entendre ta vie telle que tu l'as entendue, c'est-à-dire venant vers toi, plutôt que de l'entendre à ma façon, comme un écho discret d'espérances dont il a fallu rabattre, de désirs émoussés, d'espoirs ajournés ou abandonnés, d'occasions ratées, de défaites acceptées, de chagrins endurés. Contrairement à Rodman, je ne trouve pas ta vie inintéressante. J'aimerais entendre le bruit qu'elle faisait quand elle passait. N'ayant point d'avenir à moi, pourquoi ne me tournerais-je pas vers le tien?
Tu as soupiré après ton passé une bonne partie de ta vie et cela a produit une autre sorte d'effet Doppler. Même lorsque tu t'appliquais à ce que tu devais faire le jour même et le lendemain, tu entendais le son décroissant de ce que tu avais perdu. Cela arrivait de seconde main dans les lettres d'Augusta Hudson. Tu vivais par procuration; à travers elle, tu dînais avec les auteurs prestigieux, tu allais voir La Farge à Newport, tu déjeunais à la Maison Blanche, tu visitais l'Italie et la Terre sainte. Le faste quotidien des obligations sociales d'Augusta venait éclairer ta vie de labeur et de gêne tout comme tu t'es toujours plu à illuminer tes dessins d'un lavis de lumière tombant d'en haut et venant de côté.
Comment peut-on occuper sa retraite lorsqu'on se retrouve seul, plaqué par sa femme, coincé sur un fauteuil roulant, unijambiste et entravé dans ses mouvements par une maladie osseuse? A tout prendre, écrire l'histoire de la famille n'est pas une idée plus mauvaise qu'une autre, en particulier si l'on est historien et que l'on dispose d'une correspondance fournie, restée intacte dans le grenier... Etre incapable de tourner la tête n'interdit pas d'avoir envie de regarder en arrière, ne plus pouvoir voyager peut donner envie de remonter le temps.
Le passé et le présent s'entrelacent dans ce livre qui nous conte des histoires de pertes - ces pertes qui font de nous ce que nous sommes et nous construisent, en nous obligeant à accepter les parts d'ombre de chacun et en premier lieu les nôtres.
Construit autour d'un très beau personnage, inspiré d'une femme ayant réellement existé et dont la correspondance a été ensuite publiée, ce roman nous livre des passages passionnants, tant par leurs pittoresques descriptions de l'Ouest américain à la fin du XIXème siècle que par celle de la réflexion sur la condition féminine, les catégories sociales, les relations entre individus de diverses conditions, le déracinement, l'importance de l'éducation, des conventions...
Avec ce livre, l'auteur a gagné le prix Pulitzer en 1972.
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