Mon histoire, c'est qu'on m'avait caché mon histoire. J'en recueillais des bribes dans les corbeilles collégiales. J'en reconnaissais des morceaux. Je me tenais pour un piètre à qui on aurait volé sa vie. Soustrait son destin, sa nature, son monde. On m'avait laissé la haine, la rancune, l'ignorance, le dépit, c'était déjà quelque chose. Et avec ça, la liberté d'en user en sauvage. Mais je n'en faisais rien. Trop d'orgueil. Je me suffisais, et comment. Il n'est pas une femme dans ma parentèle qui soit née de père connu, d'ailleurs la notion même de père disparaît des états civils et est remplacée dans les pupitres communaux par une ligne pointillée: les femmes naissent des femmes, par l'opération du Saint-Esprit. On ne peut rien arracher au rien. Du moins je le pensais, sauf à faire parler les morts. Justement. Les morts parlent, quand les tombes sont mal fermées.
Je me souviens de cet autre Noël qui a vu mourir Aragon. A cause du jour, à cause d'avoir à mourir ce jour-là ("Encore un sapin pour Noël", ai-je noté dans l'agenda qui ne quitte jamais ma poche), à cause aussi de ma tolérance aux idées candides, j'ai voulu croire que les miens me faisaient signe à travers l'évènement, parce que, chez le poète, nous parlions tout le temps des pères et de leurs incessants mensonges. C'est-à-dire que je le ramenais toujours là-dessus pendant les déjeuners que nous préparait Maria, le dimanche, rue de Varenne. Il me disait que sa fameuse formule du "mentir-vrai" était mal comprise, parce qu'on voulait y entendre que le mensonge se substituait à la vérité comme à son contraire, alors que le mensonge inventait la vérité quand celle-ci avait été empêchée, quand aucune vérité ne ressortait des faits. Tous les illégitimes savent qu'ils devront se fabriquer, non seulement sur le mensonge de leurs pères, mais sur ceux qu'ils produiront eux-mêmes. Parce qu'ils sont vierges de tout héritage, ils sont, à la lettre, les innommables. On ne sait pas qui l'on est quand on ne sait pas d'où l'on vient. Il faut bien s'inventer. Se trouver, coûte que coûte. Il faut bien se mentir.
Encore le secret des origines et la manière dont l'imaginaire s'en nourrit, entre le manque qu'il crée et la foison d'hypothèses qui en découle. Difficile de commenter ce texte autobiographique, mieux vaut laisser parler l'auteur... Juste un mot: ce texte est dense et très beau, tant au plan littéraire que par le témoignage et les personnages - celui de la mère est délicieux, même si avoir eu cette mère-là n'a sans doute pas toujours été facile. Une dernière phrase, inspirée par cette mère-là, justement, une mère qui aimait la poésie:
Si on n'est pas chez soi dans sa tête, où pourrait-on l'être?
Dans un livre, peut-être...?
Si on n'est pas chez soi dans sa tête, où pourrait-on l'être?
Dans un livre, peut-être...?
Editions Gallimard, 2009, Folio 2011
Bonjour,
RépondreSupprimerJe découvre votre site et vous remercie de votre lien. Je ne manquerai pas de revenir lire d'autres articles dont les thématiques m'interessent, car vous avez déjà une longue liste de billets. Encore merci.