Le principe des articles de "pourquoi j'écris": un extrait de texte en italiques, un commentaire personnel ensuite, des liens (en bleu quand ils n'ont pas été utilisés, en gris ensuite) - et la couverture du livre, quand il s'agit d'un livre (le cas le plus fréquent), ou une illustration.
A la base: l'éclectisme, revendiqué.
Du moment qu'il s'agit d'écriture - de préférence de manière métaphorique, voire subliminale...
Associés à cette chronique, deux blogs annexes: "blogorrhée", pour pouvoir parler en sortant du cadre - éventuellement; et "mes textes", au cas où. On y accède par la bande horizontale du haut (même page) ou par le sommaire, à droite (nouvelle page).
Merci de votre visite et bonne lecture!

jeudi 1 mai 2014

Le découvrir en mots avec un stylo

Il y avait quelque chose dans tout ça. Quelque chose au sujet de tout ça qu'elle craignait de ne jamais comprendre si elle ne trouvait pas le temps de s'asseoir à un bureau et de le découvrir en mots avec un stylo! Et pourtant, ce qu'elle était en train de faire - étreindre son enfant - l'empêchait de s'éclipser, de trouver un stylo et du papier ou d'allumer l'ordinateur. 
Et quand bien même elle aurait eu le temps - alors quoi? Qu'écrirait-elle? Quelque chose les avait suivis jusque chez eux depuis la Russie? Ca n'avait aucun sens! Ca n'expliquait rien! Et Holly n'était plus écrivain, n'en était plus un depuis des années et des années, n'avait pas écrit une phrase décente ou un véritable vers depuis des lustres, depuis l'époque des repas servis pendant les vols, l'époque où on pouvait attendre à une porte que ses proches débarquent de l'avion et où les chasse-neige rugissaient dans les rues aux premiers flocons. Holly savait qu'elle pouvait avoir tout le temps d'écrire au monde, et en dépit de cette conviction qu'elle avait quelque chose à écrire mais pas le temps pour le faire, cela ne donnerait rien. Combien de débuts avait-elle griffonnés ces dix-huit dernières années, et combien de ces débuts n'avaient mené à rien d'autre que la frustration et une mauvaise humeur qui durait des jours? Des centaines de débuts, ne menant à rien. Quel aurait été l'intérêt de briser son angoisse de la page blanche, rien de moins que le jour de Noël? 

Holly sait - parce que les mères savent?
Holly sait - et Holly sait qu'elle sait.
Mais ce qu'il y a à savoir - et qu'au fond d'elle, elle sait - n'affleurera à sa conscience qu'en prenant le chemin du stylo et en arrivant sur le papier. C'est pour cette raison qu'il lui faut écrire. Parce qu'Holly ne sait qu'en écrivant?
Holly sait qu'elle doit écrire. Est-ce parce qu'elle a cessé d'écrire que sa vie a dérapé? 

Comme l'auteur qui lui a donné vie, Holly est poète. Mais à la différence de l'auteur, qui a publié plusieurs recueils, elle est en difficulté dans ce domaine.  

(...) elle était incapable de s'asseoir et d'écrire un poème. Le poème devait venir à elle. Elle était incapable d'aller vers lui. Et aucun poème ne lui était venu depuis une décennie et demie. 
Très bien. Elle n'était pas une poétesse. Elle pouvait bien l'admettre aujourd'hui. Si elle l'avait vraiment été, les poèmes lui seraient venus. (...) 
(...) Elle était une terre en jachère. Elle s'était toujours autorisée à croire qu'il pouvait y avoir quelque chose là - si elle se donnait le temps qu'il fallait avec le bon stylo, le bon bureau -, mais elle n'avait jamais trouvé tout ça, parce qu'elle aurait dû creuser pour trouver ces choses à l'aide d'un outil qu'elle se serait inventé elle-même. Impossible. "Assieds-toi donc et écris!" aurait dit son mari, mais Eric ne serait jamais en mesure de comprendre cette frustration, sa frustration: 
Holly avait la sensation évidente qu'un poème secret résidait au cœur de son cerveau, qu'elle était née avec, et qu'elle ne serait jamais, jamais capable de l'exhumer au cours de cette vie, de sorte que s'asseoir et écrire était devenu une torture. 

Si le personnage principal du roman est confronté à ce problème d'écriture, pour autant celui-ci ne constitue pas la trame du roman, qui repose sur un huis-clos entre une mère et sa fille.

Laura Kasischke a un vrai talent pour créer une atmosphère troublante tout en contant des histoires qui semblent relever du quotidien le plus ordinaire. Les personnages d'Esprit d'hiver permettent à tout un chacun de se retrouver à des degrés divers et/ou de retrouver des préoccupations connues ou appréhendées. La journée chargée qui s'annonce mal, tant pour cause de météo défavorable qu'à cause du retard pris dans les préparatifs, la vieillesse des parents qu'il faut affronter, les changements à vue de son adolescente de fille durant les derniers mois, les sonneries intempestives du téléphone mobile, les invités qui se décommandent, les verres cassés... tous ces incidents nous font naviguer, voire slalomer entre les contrariétés d'une journée festive ratée et les fantasmes d'un récit à tiroirs, dont certains s'avèrent de plus en plus inquiétants. Et ce que Holly n'arrive pas à écrire va quand même finir par s'écrire - pour le lecteur et sous la plume de Laura Kasischke.

Une histoire très particulière pour traiter de thèmes universels. Un très beau roman. 

Illustration de couverture: John Register, The Light in the Mirror, huile sur toile (détail) Modernism Gallery, San Francisco 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ecrire, pourquoi pas? Et si vous commenciez par écrire ici...? Vous pouvez dire ce que vous pensez du livre si vous l'avez lu, ou bien de l'extrait cité... C'est à vous!

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...