Le principe des articles de "pourquoi j'écris": un extrait de texte en italiques, un commentaire personnel ensuite, des liens (en bleu quand ils n'ont pas été utilisés, en gris ensuite) - et la couverture du livre, quand il s'agit d'un livre (le cas le plus fréquent), ou une illustration.
A la base: l'éclectisme, revendiqué.
Du moment qu'il s'agit d'écriture - de préférence de manière métaphorique, voire subliminale...
Associés à cette chronique, deux blogs annexes: "blogorrhée", pour pouvoir parler en sortant du cadre - éventuellement; et "mes textes", au cas où. On y accède par la bande horizontale du haut (même page) ou par le sommaire, à droite (nouvelle page).
Merci de votre visite et bonne lecture!

lundi 26 décembre 2011

La famille dans laquelle j'ai grandi

Si je n'avais pas grandi dans une famille en miroir (mon père, comme son frère, avait eu deux filles), si dès l'enfance, je n'avais eu pour modèle ce couple paternel gémellaire et très tôt vécu ma singularité comme une bizarrerie regrettable - question qu'il me fallut plus tard élaborer (j'entends par là cerner la nature du fantasme et faire, dans cette question identitaire, la part du réel et de l'imaginaire) -, il est certain que le clonage de la brebis Dolly n'aurait pas rencontré chez moi ces résonances profondes à la fois inquiétantes et familières, qui furent à l'origine de ce roman, A ton image, publié en 1998. Et c'est aussi, je suppose, parce que cette élaboration m'avait conduite à faire le deuil du fantasme narcissique du double que j'ai choisi de traiter ce thème comme je l'ai fait: en amenant le narrateur, non pas à se cloner lui-même (ce qui ne le séduit pas) mais à cloner la femme qu'il aime. 
En effet, ne penser le clonage qu'en relation au mythe de Narcisse, c'est à mon sens en réduire considérablement la portée imaginaire. Le situer en revanche dans le contexte d'une relation amoureuse passionnée permettait d'aborder d'autres fantasmes - celui non seulement de l'immortalité, mais de l'amour éternel, indéfiniment reproductible - et d'amener le lecteur à réfléchir aux questions réelles soulevées par ces fantasmes, à savoir la relation à l'autre - à son apparence et à son être -, la constitution de la personne humaine, la perte le deuil; et, au delà encore, au déterminisme de l'éducation (et aux ravages d'une éducation où la parole n'a pas de place), aux fantasmes que nourrit la technologie scientifique et aux passages à l'acte qu'elle permet chez des personnes n'ayant pu élaborer leurs manques et leurs frustrations. 
Choisissant le clonage pour prétexte de mon intrigue, j'avais parfaitement conscience d'aborder un sujet délicat et inquiétant, mais ce que je ne mesurais pas, c'est à quel point le fantasme dans notre société était agissant. 

samedi 17 décembre 2011

Pour ton salut

- Les livres du séminaire de Iasi ont tous été saisis et brûlés, reprit Ilie. Nous avions là-bas une petite imprimerie clandestine qui nous permettait de diffuser les livres interdits par la censure. La Securitate a tout détruit. Désormais nous n'avons plus qu'un seul moyen de communiquer. 
Le prêtre plaça un cahier devant Victor et ajouta: 
- Nous devions recopier les ouvrages, un par un, à la main, afin de les diffuser aux fidèles. Certains collectent le papier, d'autres les flacons d'encre. Nous avons des copistes et des volontaires qui distribuent les cahiers. C'est notre manière à nous de résister. Voilà, mon frère, la pénitence que je te demande. Je respecte ton choix de ne pas vouloir te livrer à un pouvoir athée. Mais dans ta réclusion volontaire, je te demande de nous aider dans cette œuvre. Tu écriras, Victor. Le jour, la nuit, à t'en tordre les doigts de douleur, tu écriras. Pour ton salut... 
- Vous pouvez me faire confiance, répondit Victor, je m'appliquerai. 
Puis le prêtre se tourna vers Ana et Eugenia et leur dit: 
- Si nous sommes découverts, nous périrons tous. Avez-vous conscience de votre engagement?

vendredi 30 septembre 2011

Se séparer de soi-même

Maupassant (à Gisèle d'Estoc): "Je voudrais me séparer de moi-même." Il y parviendra au-delà de ce qu'il souhaitait: dédoublement, hallucinations, folie - cette folie qui hante tant de ses nouvelles. 
Se séparer de soi-même sans s'effondrer, sans tomber dans un chaos où tout est confondu. C'est ce à quoi servent le rêve, la psychanalyse, la lecture, l'écriture, les voyages parfois, mais toujours moins qu'on ne l'espérait. 

samedi 10 septembre 2011

Un cauchemar pour un autre

Brick voudrait s'enfuir sur-le-champ mais, étant donné qu'il n'est pas armé, il ne voit pas ce qu'il pourrait faire d'autre que jouer le jeu. Et qui suis-je censé assassiner? demande-t-il. 
C'est moins qui que quoi, répond le sergent, énigmatique. On n'est même pas sûrs de son nom. Peut-être Blake. Peut-être Bloch. Mais nous avons une adresse et, s'il ne s'est pas tiré à l'heure qu'il est, tu ne devrais pas avoir de problème. On va te donner un contact en ville, tu passeras à la clandestinité, et en quelques jours tout devrait être terminé. 
Et en quoi cet homme mérite-t-il de mourir? 
Parce que la guerre lui appartient. Il l'a inventée, et tout ce qui arrive ou est sur le point d'arriver se trouve dans sa tête. Elimine cette tête, la guerre s'arrête. C'est aussi simple que ça. 
Simple? A vous entendre, on croirait que c'est Dieu. 
Pas Dieu, caporal, rien qu'un homme. Il passe toutes ses journées dans une chambre à écrire, et tout ce qu'il écrit se réalise. Les services de renseignements rapportent qu'il est dévoré par le remords mais qu'il ne peut pas s'arrêter. Si ce salaud avait le cran de se brûler la cervelle, nous n'aurions pas cette conversation. 
Ce que vous dites, c'est que c'est une histoire et que nous en faisons partie? 
Quelque chose comme ça. 
Et après qu'on l'a tué, qu'est-ce qui se passe? La guerre prend fin, mais nous? 
Tout revient à la normale. 
Ou bien nous disparaissons, tout simplement. 
Possible. Mais c'est le risque à courir. Agis ou meurs, fils. Plus de treize millions de morts, déjà. Si ça continue comme ça encore quelque temps, la moitié de la population aura disparu avant qu'on ne s'en soit rendu compte. 

dimanche 28 août 2011

Etudier son matériau

- Je me souviens de vous quand vous étiez jeune et que toutes les dames se battaient pour une partie de cheval avec vous. Cette Mrs Sumner et la jeune Miss Boott et la jeune Miss Lowe. Toutes les jeunes femmes, et d'autres qui l'étaient un peu moins. Nous vous aimions toutes, et je suppose que vous nous aimiez aussi, mais vous étiez trop occupé à étudier votre matériau pour vous permettre de privilégier l'une ou l'autre. Vous étiez charmant, bien sûr, mais vous étiez comme un jeune banquier occupé à ramasser nos économies. Ou comme un prêtre, à écouter le récit de nos péchés. Je me rappelle que ma tante nous mettait en garde. Il ne fallait surtout rien vous confier, disait-elle.
Elle se pencha vers lui avec un air conspirateur.
- Et à mon avis, vous avez continué jusqu'à ce jour. Je ne pense pas que vous ayez pris votre retraite (...).

jeudi 25 août 2011

Pour ne pas oublier

Dans tout ce gris, elle était une tache blonde, un éclat. Pas très grande pour son âge, une douzaine d'années, peut-être plus déjà. Ethel n'a jamais su l'age réel de Xénia. Elle est née quand sa mère avait fui la Russie après la révolution. La même année, son père est mort en prison, peut-être même qu'il a été fusillé par les révolutionnaires. Sa mère est allée de Saint-Pétersbourg vers la Suède, puis de pays en pays, jusqu'à Paris. Xénia a grandi dans une petite ville d'Allemagne, près de Francfort. Ce sont les bribes d'histoire qu'Ethel a apprises, et d'ailleurs, pour ne pas oublier, elle a ouvert un petit carnet sur la première page duquel elle a écrit, un peu solennellement: "Histoire de Xénia jusqu'ici".
Elle lui a parlé. Ou bien est-ce Xénia qui lui a parlé la première? (...)
Ce sont les yeux de Xénia. Elle n'avait jamais vu des yeux comme les siens. D'un bleu pâle, un bleu pâle, un bleu délavé - couleur d'ardoise délavé, couleur de la mer du Nord, a-t-elle pensé - mais ce n'est pas cette couleur qui l'a étonnée. (...) Ce qu'elle a remarqué presque aussitôt, c'est qu'ils donnaient au visage de Xénia une expression de tristesse douce - ou plutôt l'expression d'un regard lointain, venu du profond du temps, chargé de souffrance et d'espérance, comme s'ils filtraient à travers une poussière de cendre. Bien sûr, elle n'a pas pensé à tout ça sur l'instant. Cela s'est expliqué au fil des mois et des années, au fur et à mesure qu'Ethel reconstituait l'histoire de Xénia, Mais ce jour-là, dans la rue grise et crachineuse, un temps de rentrée des classes, le regard de la jeune fille l'a pénétrée jusqu'au fond de son âme d'un éclat indistinct et violent, et elle a senti son coeur battre plus fort.

mercredi 24 août 2011

Ecrire pour séduire

J'ai longtemps vécu au-dessus, très au-dessus, de ma ceinture. Ne prends pas ce sourire incrédule, c'est parfaitement vrai. Ca ne m'intéressait pas, le sexe, les aventures. J'écrivais des livres, non pas que cette activité puisse satisfaire sexuellement, mais disons que le sexe était devenu un luxe dont je pouvais me passer. Je vivais comme un moine, j'avais presque oublié qu'il existait des femmes, qu'il existait l'amour, et que tout ça était plutôt naturel. Mes raopports avec les femmes n'ont jamais été naturels. Quand j'étais jeune, mon incapacité à séduire me rendait repoussant. On appréciait chez moi d'autres valeurs, l'amitié, la loyauté, et quand par miracle une fille me plaisait, elle prenait pour une perversion le moindre signe amoureux de ma part. Elle trouvait déviant qu'un type comme moi puisse avoir quelque chose entre les jambes, et pis, vouloir s'en servir. Je devais lui faire l'impression d'un curé en porte-jarretelles, d'un exhibitionniste, quelqu'un d'immonde, à la sexualité désaxée. Je ne sais pas où elle allait chercher ça... A force d'échecs, je me suis mis à écrire des livres pour séduire et, bizarrement, ce métier qui était censé m'apporter sur un plateau la gloire sexuelle m'a complètement coupé l'envie ne serait-ce que d'avoir une vie sexuelle. Pendant les deux ans d'écriture de mon premier roman, pas une seule petite culotte n'a passé dans ma vie. Rien. Pour moi, toutes les femmes étaient en col roulé, et jamais il ne me serait venu à l'idée de les déshabiller, même en pensée. Elles étaient là, moi j'étais ailleurs, dans un roman sur les guerres puniques, qui n'en finissait pas.



samedi 9 juillet 2011

Distancier

(...) à trente ans, j'écrivais, je lisais, déchirant méthodiquement ce que j'écrivais. Je n'avais pas publié un seul mot (mis à part quelques critiques). J'étais au désespoir. C'est peut-être à cet âge qu'on est le plus écrivain. Et on ne peut pas écrire - non par incompétence, mais parce que l'objet de l'écriture est trop proche et trop vaste. Je crois qu'il faut le distancier avant de pouvoir prendre la plume. C'est en tout cas la tâche que je me suis assignée à 20 ans, comme à 30 ou 40 et comme, j'en suis sûre, ce sera le cas plus tard à 50, 60 ou 70 ans: dans mon cas personnel, elle n'a rien de particulièrement noble ou d'héroïque puisque je n'ai de penchant que pour l'écriture; mais elle devient l'objet de mon adoration quand je rencontre quelqu'un capable de réaliser ne serait-ce qu'une page ou un paragraphe; car il n'y a pas plus de professeurs que de saints, de prophètes ou de bonnes âmes, il n'y a - comme vous le dites - que des artistes. Cette dernière phrase est totalement incompréhensible. Pour tout dire, je viens d'épuiser mes ressources pour ce qui est d'écrire. J'ai tant de choses à dire; mais elles se tapissent sous leurs couvertures et il ne me reste plus qu'à regarder le feu, feuilleter un livre afin de me rafraîchir les idées et de pouvoir à nouveau les communiquer. 


vendredi 24 juin 2011

Rien d'autre

L'homme ferme son cahier, se lève, passe dans la chambre. Il en ressort avec un sac en plastique et un bout de ficelle. Il enveloppe le paquet dans le sac, noue la ficelle autour du sac. Il sort. Ferme la porte. Il franchit le portail, ferme le portail. Il regarde la maison un instant. Il sourit. Il s'éloigne. 
Plus tard, il arrivera près de la rivière. Il s'allongera, le côté droit baignant dans la rivière, le côté gauche posé sur le rivage, la main gauche posée sur le sac de plastique contenant le cahier. 
Quelques mois après, un promeneur longera cette rivière. Il trouvera un sac de plastique à moitié enfoui dans la boue, avec un cahier à l'intérieur. Il ne trouvera rien d'autre. Il ouvrira le cahier. 

vendredi 17 juin 2011

Le point de départ

Par où commencer? C'est la grande question qui pèse sur toute entreprise de narration, celle sur laquelle nous réfléchissions sans relâche en faculté de lettres. Quel est le point de départ d'une histoire? A moins de rédiger une saga qui se déroule du berceau à la tombe - "Voici ma vie en commençant par le commencement..." -, une histoire débute généralement alors que le héros ou l'héroïne est déjà bien avancé dans l'existence, de sorte que dès le point de départ vous accompagnez cet individu à travers son récit tout en découvrant peu à peu les évènements et les circonstances qui l'ont modelé dans le passé. 
Comme David Henry, mon directeur de thèse, aimait à le souligner aux étudiants de son cours de théorie littéraire, "tout roman a fondamentalement une crise pour propos et la manière dont un ou plusieurs individus s'y confrontent. Plus encore, quand nous faisons la connaissance d'un personnage de fiction, nous le voyons évoluer dans le présent mais il a un passé derrière lui, comme nous tous. Que ce soit dans la vie réelle ou dans un livre, on ne comprend vraiment quelqu'un que si on connaît son histoire". 

dimanche 12 juin 2011

Un écrivain, c'est quelqu'un qui se rend compte qu'on n'écrit pas seulement pour se faire plaisir à soi-même.

dimanche 5 juin 2011

Comment n'y ai-je pas pensé avant...?

(...) l'histoire contée ici, diaboliquement habile dans sa conception mais d'une évidence, d'un naturel absolus dans sa forme expressive, est de celles avec lesquelles tant le lecteur moyen que l'écrivain professionnel se sentent en terrain familier: "J'aurais pu écrire cela moi-même. Comment n'y ai-je pas pensé avant?", se disent-ils, émus et consternés. Goethe, quant à lui, dirait que dans toute œuvre de génie chacun reconnaît une idée personnelle inaboutie. 
L'auteur de ce livre, Kressmann Taylor, est une femme, une épouse, une mère de trois enfants. Entre 1926 et 1928, elle fut correctrice-rédactrice dans la publicité. Depuis, à part quelques satires en vers, écrites à l'occasion pour certains périodiques, elle ne se considérait nullement comme un écrivain mais comme une "femme au foyer". 
Inconnu à cette adresse est, nous dit l'auteur, fondée sur quelques lettres réellement écrites. C'est en discutant de ces lettres avec son mari, Elliot Taylor, qu'est venue à Kressmann l'idée de les romancer. Elle ajoute avec générosité que, sous sa forme achevée, ce récit fictif doit peut-être autant à son mari et à son enthousiasme qu'à elle-même. 

jeudi 2 juin 2011

Partir loin sans voir devant

La nuit, avec ses sombreros et sa douceur de suie, est prête partout mais tu ne peux, dormeur, la prendre en mille endroits. Je t'aiderai. J'ai délivré pour toi les espaces vierges dans la nuit. Cours plus vite que le coureur professionnel. Ne ralentis pas. Tu es ma grave expérience. Prends-toi par le bras. Epouse-toi au fond d'un ventre de ténèbres, solitaire. J'admirerai tes épousailles singulières. Tu récolteras à la fin de la nuit la perle fine de l'aurore. Cours pour rien. Deviens le prophète de l'ombre et du silence. Tends les mains. Mendie tout en ne mendiant rien. Tu recevras l'aumône qui pèse moins qu'une plume: la rencontre de la nuit et de ta main. Partir loin sans voir devant. Itinéraire des explorateurs et des savants. Ne dors plus, dépiaute-toi scaphandrier allongé. Remonte dormeur. Habille-toi en homme. Jette-toi dans la nuit du dehors. Il y a une forêt funèbre devant ta porte. Plonge. Tu n'auras plus pitié des aveugles et des sourds. Si tu traverses la nuit d'un bout à l'autre, baiseur téméraire de ténèbres, tu retiendras que: le fruit qui tombe est un fruit triste, les tours d'une cathédrale fermée à clé sont des hosannahs, le chêne palpite sans ses oiseaux, les barrières et les clôtures ne valent pas une allégorie, le chant du rossignol de nuit fait pâlir les verdures, sur le pont le danger prend la forme de l'anneau, l'horloge qui a sonné douze coups est ensuite une capitve enchaînée, la longueur et la largeur sont des mesures mortes, le bruit est la conclusion d'un poème terminé (la chute d'une pomme de pin sur le sable), l'autre bruit est le début d'un poème à continuer (l'entreprise du vent dans le feuillage des acacias), près du mourant il n'y a que des voyeurs....  

mercredi 25 mai 2011

L'origine de l'écriture...?

Je retrouve ceci, écrit dans mon journal, en août 1992: "Enfant - est-ce l'origine de l'écriture? - je croyais toujours être le double d'une autre vivant dans un autre endroit. Que je ne vivais pas non plus pour de vrai, que cette vie était 'l'écriture', la fiction d'une autre. Ceci est à creuser, cette absence d'être ou cet être fictif." 
C'est peut-être l'objet de cette fausse lettre - il n'y en a de vraies qu'adressées aux vivants. 

samedi 14 mai 2011

On écrit comme les arbres poussent

Il faut lire pour écrire, ne serait-ce que pour ne pas commettre d'anachronisme et découvrir l'eau tiède après tout le monde. Ceux que Mandelstam appelle les "non-lecteurs congénitaux" écrivent des vers dont ils abreuvent revues et éditeurs sans jamais s'être procuré le moindre livre de poésie contemporaine. La poésie leur semble une science infuse, un art venu des tripes, à la portée du premier enfant venu. "Ecrire leur donne déjà assez de mal, ironise Mandelstam: ils se fâchent toujours quand on leur conseille d'apprendre d'abord à lire". 
Si on admet aujourd'hui qu'il faut beaucoup de travail pour faire un livre, avec des mines entendues au mot "inspiration" (le structuralisme est quand même passé par là), il vaut mieux ne jamais avouer qu'on écrit parce qu'on a lu
Mais Perec a-t-il écrit parce que la guerre l'a laissé mutique de douleur, ou parce qu'il avait lu Queneau, Stendhal, Proust et Swift? Les livres lui ont proposé des mots, et la psychanalyse encore d'autres mots, jusqu'à lui rendre la parole, une parole écrite qu'on appelle une œuvre. 
Celan écrit à sa femme, le 14 août 1952: "Je lis beaucoup pour pouvoir un jour écrire un nouveau livre pour vous". 
C'était le temps de l'innocence: avant d'être accusé de plagiat. Jusqu'à la fin de sa vie Celan écrit sur les livres: rabats et marges des livres de sa bibliothèque sont couverts de son écriture. Anna Akhmatova, comme beaucoup d'écrivains de l'époque soviétique, pratiquait aussi le palimpseste littéral - par pénurie de papier, et aussi parce que lire stimule l'écriture, la déclenche, l'agace. Ecrit sur un livre est d'ailleurs le titre d'un ensemble de ses poèmes. 
On écrit comme les arbres poussent. Une forêt, pas imense, de larges troncs - tragédie, épopée, sagas - et des branches - Dante, Shakespeare, Cervantès, Molière... - et au bout des branches des rameaux, et des feuilles, qui sont les écivains contemporains. 
De la poésie de Celan, Primo Levi disait: "Je la porte en moi comme une greffe".

samedi 9 avril 2011

Mentir-vrai

Toujours il y avait cette souffrance d'être au monde, dont la famille était la chambre des supplices. Chez Aragon il fallait prendre les patins de feutre, nous glissions l'un derirère l'autre comme des manchots sur la banquise et je revois son dos un peu voûté qui me parlait, en réponse à ma lancinante curiosité, tandis qu'en colonne, donc, nous rejoignions le salon où Maria avait dressé le couvert: "Mon cher, j'étais un poids pour ma famille puisque j'étais censé ne pas en faire partie bien que j'y fusse élevé comme s'il se fût agi d'une famille d'accueil, n'étant pas un enfant légal et ma mère y étant otage..." Je comprenais, oh oui, je comprenais mais non, je ne comprenais rien, il fallait qu'il reprenne, plus lentement. Je faisais répéter. Je fais souvent répéter quand arrive le moment où il ne faut rien perdre. D'autant qu'on me parlait de moi, en somme. "... ma mère y étant otage car elle passait officiellement pour ma sœur." Ah, non, ça n'était pas moi.
Mon histoire, c'est qu'on m'avait caché mon histoire. J'en recueillais des bribes dans les corbeilles collégiales. J'en reconnaissais des morceaux. Je me tenais pour un piètre à qui on aurait volé sa vie. Soustrait son destin, sa nature, son monde. On m'avait laissé la haine, la rancune, l'ignorance, le dépit, c'était déjà quelque chose. Et avec ça, la liberté d'en user en sauvage. Mais je n'en faisais rien. Trop d'orgueil. Je me suffisais, et comment. Il n'est pas une femme dans ma parentèle qui soit née de père connu, d'ailleurs la notion même de père disparaît des états civils et est remplacée dans les pupitres communaux par une ligne pointillée: les femmes naissent des femmes, par l'opération du Saint-Esprit. On ne peut rien arracher au rien. Du moins je le pensais, sauf à faire parler les morts. Justement. Les morts parlent, quand les tombes sont mal fermées.
Je me souviens de cet autre Noël qui a vu mourir Aragon. A cause du jour, à cause d'avoir à mourir ce jour-là ("Encore un sapin pour Noël", ai-je noté dans l'agenda qui ne quitte jamais ma poche), à cause aussi de ma tolérance aux idées candides, j'ai voulu croire que les miens me faisaient signe à travers l'évènement, parce que, chez le poète, nous parlions tout le temps des pères et de leurs incessants mensonges. C'est-à-dire que je le ramenais toujours là-dessus pendant les déjeuners que nous préparait Maria, le dimanche, rue de Varenne. Il me disait que sa fameuse formule du "mentir-vrai" était mal comprise, parce qu'on voulait y entendre que le mensonge se substituait à la vérité comme à son contraire, alors que le mensonge inventait la vérité quand celle-ci avait été empêchée, quand aucune vérité ne ressortait des faits. Tous les illégitimes savent qu'ils devront se fabriquer, non seulement sur le mensonge de leurs pères, mais sur ceux qu'ils produiront eux-mêmes. Parce qu'ils sont vierges de tout héritage, ils sont, à la lettre, les innommables. On ne sait pas qui l'on est quand on ne sait pas d'où l'on vient. Il faut bien s'inventer. Se trouver, coûte que coûte. Il faut bien se mentir. 

dimanche 27 mars 2011

Parce qu'ils ne peuvent pas comprendre

...
J'écris à ma sœur. Il n'y a rien de vrai là-dedans, de profondément vrai. C'est le côté extérieur, pittoresque de la guerre que je décris, une guerre d'amateurs à laquelle je ne serais pas mêlé. Pourquoi ce ton de dilettante, cette fausse assurance qui est à l'opposé de nos vraies pensées? Parce qu'ils ne peuvent pas comprendre. Nous rédigeons pour l'arrière une correspondance pleine de mensonges qui "font bien". Nous leur racontons leur guerre, celle qui leur donnera satisfaction, et nous gardons la nôtre secrète. Nous savons que nos lettres sont destinées à être lues au café, entre pères qui se disent: "Nos sacrés bougres ne s'en font pas! - Bah! Ils ont la meilleure part. Si nous avions leur âge..." A toutes les concessions que nous avons déjà consenties à la guerre, nous ajoutons celle de notre sincérité. Notre sacrifice ne pouvant être estimé à son prix, nous alimentons la légende, en ricanant. Moi comme les autres, et les autres comme moi... 

lundi 7 mars 2011

Toutes les histoires existent déjà

Ecrire, c’est écrire beaucoup. Tout le temps. A la moindre occasion. Sans se poser la question de savoir si ça fera partie d’un tout plus grand, et encore moins si ça sera publié. Ecrire comme on fait des gammes sur son instrument. Comme on essaie une phrase musicale pour savoir si elle va quelque part. Ecrire pour écrire, avant d’écrire pour être lu. 
Et tout livre commence ainsi: par une sorte d’exploration aléatoire, autour d’une idée encore mal dégrossie, mais suffisamment taraudante pour qu’on ait envie de lui ouvrir une piste, afin de savoir où elle va nous conduire. Une piste à la machette. Dans les bois. Dans un lieu où – à ma connaissance – personne n’est encore passé. Où je sais au moins que je ne suis pas encore passé. Et quand j’ai atteint le mode croisière je suis toujours à la machette. Je sais où je vais, je n’ai plus de problème d’orientation, j’ai ma boussole en tête, je ne cherche plus mon chemin, mais il faut quand même déblayer. Cela semble loin de la métaphore du rat-qui-construit-le-labyrinthe-dont-il-se-propose-de-sortir, chère à Georges Perec et que j’ai souvent reprise, mais au fond c’est la même chose.
Car au fond, toutes les histoires existent déjà, sous une forme ou une autre, comme des arbres dans une forêt qui ne cesse de changer avec le temps, mais dont la végétation s’alimente toujours aux mêmes sources: la vie des humains.

samedi 26 février 2011

Et le refus d'écrire...?

Rentré chez lui, Arnold pianota sur son ordinateur. Les entrées pour Bartleby étaient nombreuses. La plus étonnante évoquait un livre entier d'un auteur contemporain espagnol, Enrique Vila-Matas, intitulé Bartleby et compagnie. Le lendemain était un samedi. Monsieur Spitzweg fut un peu surpris de trouver le volume sans le commander à la Virgule, sa librairie de la rue Guy-Môquet. Ce qu'il y découvrit lui sembla d'abord assez spécieux. L'auteur y évoquait un syndrome de Bartleby qu'il définissait comme l'attitude littéraire de tous les auteurs ayant renoncé à la création non par impuissance mais parce qu'elle leur semblait dérisoire, inférieure en tout cas à l'intensité de la vie réelle. Ce postulat posé, Enrique Vila-Matas faisait de Bartleby un nom commun, et collationnait tout les bartlebys qu'il avait pu découvrir. 
Arnold fut ainsi surpris d'apprendre que Chamfort avait été un bartleby résolu, refusant de donner corps au roman qu'il avait rêvé d'écrire dans sa jeunesse, et rédigeant sur le tard quelques aphorismes justifiant son refus de publication. Monsieur Spitzweg se délecta notamment de ces trois explications: 
"Parce que j'ai peu de mourir sans avoir vécu. 
Parce que plus ma réputation littéraire s'évanouit, plus je suis heureux. 
Parce que le public ne s'intéresse qu'aux succès qu'il est incapable d'apprécier." 
Plutôt jubilatoire également de découvrir sous la plume d'Oscar Wilde ce rappel des sagesses antiques: 
"Pour Platon et Aristote, l'inactivité totale était la forme la plus noble de l'énergie. Pour les individus de haute culture, la contemplation a toujours été la seule occupation vraiment adaptée à l'homme." 
Bien sûr Monsieur Spitzweg savait bien qu'il n'était pas un homme de haute culture, ni un auteur en risque de scuccès - pour l'heure, il n'avait écrit qu'une dizaine de pages dans un blog qu'a priori personne n'avait encore lu. 

samedi 19 février 2011

L'homme n'est qu'une erreur d'écriture

Le monument avait été inauguré en 1932 par le prince de Galles, et les noms de tous les Disparus avaient été gravés sur ses parois, mais çà et là, relégués dans des additifs, figuraient ceux de quelques soldats tirés tardivement de l'oubli. (...) 
(...) mais c'était Malcolm H.W. qui l'intriguait le plus. Malcolm H.W., ou, pour citer l'inscription complète, "Malcolm H.W., The Cameronians (Sco. Rif.). A servi sous le nom de Wilson H.". Un additif et un rectificatif à la fois. Au début elle s'était plu à imaginer son histoire. Etait-il encore trop jeune pour être accepté dans l'armée? Avait-il falsifié ainsi son nom pour se sauver loin de chez lui, pour fuir quelque fille? Etait-il recherché pour avoir commis quelque méfait, comme ces hommes qui s'engageaient dans la Légion étrangère française? Elle ne voulait pas vraiment le savoir, mais elle aimait songer à ce garçon qui avait d'abord été privé de son identité, puis de sa vie. Cette accumulation de pertes semblait le grandir à ses yeux; pendant un certain temps, icône sans visage, il avait menacé de concurrencer Sammy et Denis en tant que figure emblématique de la guerre. Mais par la suite elle avait répudié de telles chimères. Il n'y avait là aucun mystère en réalité. Le soldat H.W.Malcolm était devenu H.Wilson. Il s'appelait très probablement H.Wilson Malcolm, et quand il s'était porté volontaire, quelqu'un s'était trompé de colonne; et ensuite on n'avait pas pu le rectifier. Cela paraissait logique: l'homme n'est qu'une erreur d'écriture corrigée par la mort. 

dimanche 13 février 2011

Prendre par le profil ce que je ne peux pas considérer de face

Je dois d'abord me conter l'histoire de la vieille, en espérant, cette fois, parvenir à l'écrire, et puis celle de la mère, de la sœur, et la mienne, pour trouver à la fin d'où vient la cendre noire dans le regard des femmes. Au passage, je vais souffler sur les braises, c'est ce qu'il y a de mieux à faire puisque l'âne n'enflamme rien. Il protège et c'est tout. Ne pas compter sur lui pour m'emporter bien loin, mais le garder le temps de déjouer la fatalité, ne pas commettre l'erreur de le le laisser tomber à la hâte, ne plus être en quête d'âne, la recherche prend du temps, et celui-ci me convient, peu encombrant, pas comme les précédents, ceux à gueule d'enfer qui jouaient les captieux. L'âne comble ma prise femelle et s'occupe de moi avec grand dévouement. Je veux décrire, un jour, l'air soucieux qui l'accable dès que la fatigue alourdit mes paupières. Je dois me concentrer, bien conserver en mémoire ce que je garde, ce que je jette, ce que j'écris, ce que j'oublie. Chaque minute porte en elle la question de l'écriture. Vivre pour la transcription, ne serait-il pas temps d'aspirer à cela? Tout serait à construire, encore. Prendre par le profil ce que je ne peux pas considérer de face, détruire avec les mots ce qui ne tient pas debout, aménager les lettres, emménager dedans, jusqu'au point final

dimanche 6 février 2011

Les éléments importants que je te transmets

Ces pages sont extraites du journal qui m'a été légué par ma tante, Mary Carlisle, et datées du 2 juillet 1961. 
Ernest Hemingway, que j'ai bien connu, est mort aujourd'hui, de sa propre main. Il y a autour de cette nouvelle une telle agitation publique, un tel tapage, non seulement du fait de son décès mais également parce que c'est un suicide, que certains parmi la bande des anciens comparent sa disparition à celle de notre cher Jack London, il y a tant d'années. Certes, Ernest n'a jamais connu Jack, une génération les sépare, mais l'influence de Jack sur son cadet est indiscutable. Aujourd'hui encore, le public comme la critique se livrent à la comparaison de leur œuvre et de leurs exploits. Ils en concluent que, même si les instruments de leur mort sont différents, l'un s'étant tué par  balle, l'autre par injection de morphine, ils avaient tous deux les mêmes intentions essentielles. Ou, du moins, c'est ce que l'on suppose généralement. 
Les secrets, comme les promesses, constituent parfois une terrible responsabilité pour ceux qui en sont les dépositaires. J'ai très longtemps gardé mon secret sur la mort de Jack London, pour respecter la volonté de mon très cher ami, disparu depuis tant d'années. Mais peut-être s'est-il écoulé assez de temps pour que la vérité ne risque plus de hanter qui que ce soit, à part moi-même. Je crois qu'il est nécessaire de rétablir les faits. Aussi est-ce à toi, ma chère nièce, que je lègue ce soin, à l'aide des éléments importants que je te transmets. 

vendredi 4 février 2011

Plus personne ne me quitte

On peut écrire comme Houdini détache ses liens. L'écriture peut servir de révélateur, au sens photographique du terme. C'est pour cela que j'aime l'autobiographie: il me semble qu'il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu'à être découverte, et que si l'on arrive à  l'extraire de soi, c'est l'histoire la plus étonnante jamais racontée. "Un jour, mon père a rencontré ma mère, et puis je suis né, et j'ai vécu ma vie." Waow, c'est un truc de maboul quand on y pense. Le reste du monde n'en a probablement rien à foutre, mais c'est notre conte de fées à nous. Certes ma vie n'est pas plus intéressante que la vôtre, mais elle ne l'est pas moins. C'est juste une vie, et c'est la seule dont je dispose. Si ce livre a une chance sur un milliard de rendre éternels mon père, ma mère et mon frère, alors il méritait d'être écrit. C'est comme si je plantais dans ce bloc de papier une pancarte indiquant: "ICI, PLUS PERSONNE NE ME QUITTE". 
Aucun habitant de ce livre ne mourra jamais. 
Une image qui était invisible m'est soudain apparue dans ces pages comme quand, petit garçon, je plaçais une feuille blanche sur une pièce de 1 franc et que je gribouillais au crayon sur le papier pour voir la silhouette de la semeuse se dessiner, dans sa splendeur translucide. 

vendredi 21 janvier 2011

L'intrigue est un instrument de contrôle

En somme, j'écris sur ce dont j'ai peur et non sur les événements qui me sont arrivés. Mais je soutiens que ce dont vous avez peur, ce qui ne vous est jamais arrivé mais que vous redoutez, fait partie de votre autobiographie. D'une manière différente. La part autobiographique que les lecteurs discernent dans une fiction est toujours trop restreinte: qu'importe si je suis allé à telle école, comme mon personnage, qu'importe si Kurt Vonnegut fut mon professeur, comme celui de mon personnage!
(...)
Et je me souviens juste d'avoir fait une marque noire sur la page dans mon carnet en songeant: "D'accord, j'y reviendrai plus tard." On ne peut pas contrôler ces choses-là en tant qu'écrivain. Surtout si, comme moi, vous êtes un obsédé de l'intrigue. L'intrigue est un instrument de contrôle, bien sûr, mais la nature de vos obsessions n'est pas contrôlable. Alors quand vous me demandez d'où cela vient, je ne peux que hausser les épaules et avouer en soupirant: "Je ne sais pas." Pourquoi ces angoisses sont-elles récurrentes chez moi? Tenter de percer ce mystère, c'est comme tenter de savoir pourquoi les mêmes pensées vous assaillent et vous réveillent chaque nuit à trois ou quatre heures du matin: vous ne choisissez pas vos pensées, à ce moment-là, elles s'imposent à vous. Cela dit, vous avez raison de poser la question. Je me la pose aussi - parfois. 

dimanche 16 janvier 2011

Ce que mon cerveau ignore obstinément

J'ai fermé mes paupières pour mieux me concentrer. A ce moment où j'écris, je suis parfois obligé de m'arrêter pour clarifier ma pensée. J'ai l'impression fugace que je commence à entrevoir quelque chose. Comme si un point douloureux était là: le début de la vérité peut-être. Il faudrait l'attraper, la développer, la poursuivre par tous les moyens. Mais je ne peux pas, je n'y arrive pas... je suis incapable de réfléchir. Pour un court instant je crois que c'est simple, qu'il suffit de vouloir l'exprimer et que tout de suite, tout ira bien. C'est une chose très simple, contenue peut-être dans un seul mot, je l'ai, comme on dit, "sur le bout de la langue". Ca veut sortir mais je suis bloqué. Comme dans les rêves, parfois. Ma langue sait ce que mon cerveau ignore obstinément. Je fais des efforts, je cherche mais je ne trouve pas. Toutes mes pensées reviennent à cette perte mais elles sont l'obstacle que le mot aimerait franchir.

dimanche 9 janvier 2011

Comme un vampire

Durant cette période, je travaillai Agonie avec fureur. J'oubliais ma lâcheté en m'acharnant sur la pierre. Mais je ne pouvais me donner le change très longtemps: il fallait bien retourner à l'hôpital. Je repris donc mes visites, honteux de ma fuite et de la trahison qui m'y avait poussé. Roland ne me demanda plus jamais rien, mais sa vue était un reproche suffisant. Je l'observais pourtant avec avidité. J'avais interrompu le travail de la pierre pour revenir à la glaise où je modelais sans répit son visage. Je voulais saisir l'expression de la souffrance absolue. Je n'en étais jamais satisfait, et je détruisais une ébauche après l'autre. Sans un reste de pudeur, j'aurais été jusqu'à prendre des croquis en sa présence. Je cherchais à lui dérober sa douleur. En fait je puisais en elle comme un vampire. Je me répétais pourtant que je travaillais pour lui: trop lâche pour libérer mon ami, je pouvais au moins lui rendre cet hommage. Je ne m'en sentais pas moins coupable: jamais je n'osais lui parler d'Agonie

samedi 8 janvier 2011

Que je l'aie rencontré

J'épiais depuis d'interminables heures. Le signe de l'éveil venait d'abord du seau hygiénique. Une cabane en terre battue, à l'extérieur, latrines sans siège ni aisance, trônait pourtant. On n'y accédait pas la nuit. Les enfants avaient peur de sortir: il n'y avait évidemment pas d'électricité pour conduire aux sommaires sanitaires, le long de ce chemin truffé d'ornières, irrégulier, manqué par l'herbe, entre les dalles de pierre. L'hiver, il faisait froid, souvent il gelait. La famille s'était organisée: son récipient collectif servait à la tribu toute entière, et le père, au réveil, stoïque, sortait. Droit, très raide, il passait devant moi sans me voir. 
Il était majestueux, Ansis Latvija. 
Respectable, admirable: le le considérais avec déférence. Je le vénérais. Pour moi, depuis, les écrivains sont ceux qui n'hésitent pas à porter l'anse de l'ustensile cabossé servant aux besoins de chacun. 

lundi 3 janvier 2011

Pourquoi écrire ? Une enquête...

El País Semanal - version hebdomadaire du quotidien espagnol - a recueilli cette semaine, l'opinion de 50 auteurs, en majorité hispanophones, afin de répondre à une même question: "Pourquoi j'écris?". Grande diversité de réponses, bien sûr... dont on ne profite vraiment, cependant, que si on lit l'espagnol! 
Bonne lecture!

dimanche 2 janvier 2011

Le choix du nom

J'avais découvert que par le choix de mon nom, mes parents voulaient dire quelque chose sur eux-mêmes. Quoi, cela ne m'apparaissait pas; à vrai dire, ce qui m'énervait bien davantage dans une affaire aussi délicate, c'était la foncière arrogance avec laquelle ils considéraient comme décisif leur goût personnel. Très vraisemblablement, leur décision finale était même le fruit d'un compromis: le choix de mon nom n'était même pas dû à une vision du monde précise, quoique erronée, mais à l'amalgame de deux visions erronées. Cette double erreur a un effet boule de neige et de fâcheuses conséquences pour toute la vie. 

samedi 1 janvier 2011

Univers parallèle

Une fois que vous étiez dans une anomalie temporelle, tout était sens dessus dessous: vous vous retrouviez en train de reculer (ou d'avancer ou de marcher parallèlement) dans le temps, ou bien il y avait un univers parallèle où vous existiez en double exemplaire, ou alors vous pouviez même être mort et ressusciter. Les scénaristes de la télévision savaient-ils au sujet de la physique temporelle quelque chose que les autres mortels n'avaient pas remarqué? Marianne suspectait que si elle étudiait avec soin la télévision elle pourrait trouver la clé de son propre dilemme: rien que la semaine précédente, le capitaine Janeway avait été témoin de ses propres obsèques (qui, à bord d'un vaisseau spatial, forcément, consistaient à partir à la dérive dans l'espace illimité et silencieux). La pauvre Buffy avait passé deux mois dans sa tombe avant de regagner le monde des vivants. Cela faisait maintenant six mois que Marianne était morte, peut-être tout espoir n'était-il pas encore perdu? 

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